Acte 1, scène 1

L'hypocrisie insupportable

Alceste expose sa philosophie. Il refuse les conventions sociales et exige une sincérité absolue. Sa querelle avec Philinte révèle le conflit central de la pièce entre deux visions du monde. D'un côté, Alceste veut dire la vérité à tous, quitte à blesser. De l'autre, Philinte défend les compromis nécessaires à la vie en société. Cette scène d'exposition présente le paradoxe du misanthrope. Cet homme qui hait l'hypocrisie aime passionnément Célimène, la plus mondaine et coquette des femmes. Son intransigeance morale annonce les conflits à venir. Alceste apparaît comme un idéaliste rigide, incapable de composer avec les réalités sociales, mais qui est lucide sur sa propre contradiction amoureuse.

Alceste

Alceste
Amoureux de Célimène, ami de Philinte

Philinte

Philinte
Ami d'Alceste, amoureux d'Éliante

Version Moderne

Version Originale

Philinte
Qu'est-ce qui se passe ?
Qu'est-ce donc ? qu'avez-vous ?
Alceste
Laisse-moi tranquille.
Laissez-moi, je vous prie.
Philinte
Mais enfin, dis-moi ce qui te prend...
Mais, encor, dites-moi, quelle bizarrerie...
Alceste
Fiche-moi la paix et va te cacher.
Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.
Philinte
On peut au moins écouter les gens sans s'énerver.
Mais on entend les Gens, au moins, sans se fâcher.
Alceste
Moi, je veux m'énerver et je ne veux rien entendre.
Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.
Philinte
Je ne comprends rien à tes colères soudaines. Pourtant on est amis depuis longtemps...
Dans vos brusques chagrins, je ne puis vous comprendre ; Et quoique amis, enfin, je suis tout des premiers...
Alceste
Ton ami ? Oublie ça. Je l'étais jusqu'à maintenant, mais après ce que je viens de voir, c'est fini. Je ne veux rien avoir à faire avec des gens corrompus.
Moi, votre ami ? rayez cela de vos papiers. J'ai fait jusques ici, profession de l'être ; Mais après ce qu'en vous, je viens de voir paraître, Je vous déclare net, que je ne le suis plus, Et ne veux nulle place en des Cœurs corrompus.
Philinte
J'ai fait quelque chose de si grave ?
Je suis, donc, bien coupable, Alceste, à votre compte ?
Alceste
Tu devrais mourir de honte ! C'est inexcusable. Je t'ai vu faire des courbettes à un type, lui jurer une amitié éternelle, l'embrasser comme ton frère. Et quand je te demande qui c'est, tu connais à peine son nom ! Dès qu'il tourne le dos, tu t'en fiches complètement. C'est lâche et écœurant de trahir ainsi ce qu'on pense vraiment. Si j'avais fait ça, j'irais me pendre tout de suite.
Allez, vous devriez mourir de pure honte, Une telle action ne saurait s'excuser, Et tout Homme d'honneur s'en doit scandaliser. Je vous vois accabler un Homme de caresses, Et témoigner, pour lui, les dernières tendresses ; De protestations, d'offres, et de serments, Vous chargez la fureur de vos embrassements : Et quand je vous demande après, quel est cet Homme, À peine pouvez-vous dire comme il se nomme, Votre chaleur, pour lui, tombe en vous séparant, Et vous me le traitez, à moi, d'indifférent. Morbleu, c'est une chose indigne, lâche, infâme, De s'abaisser ainsi jusqu'à trahir son Âme : Et si, par un malheur, j'en avais fait autant, Je m'irais, de regret, pendre tout à l'instant.
Philinte
Je ne vois pas en quoi c'est si grave. Permets-moi de ne pas me pendre pour si peu.
Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable ; Et je vous supplierai d'avoir pour agréable, Que je me fasse un peu, grâce sur votre Arrêt, Et ne me pende pas, pour cela, s'il vous plaît.
Alceste
Ce n'est pas drôle du tout !
Que la plaisanterie est de mauvaise grâce !
Philinte
Mais sérieusement, qu'est-ce que tu veux qu'on fasse ?
Mais, sérieusement, que voulez-vous qu'on fasse ?
Alceste
Je veux qu'on soit sincère et qu'on ne dise que ce qu'on pense vraiment.
Je veux qu'on soit sincère, et qu'en Homme d'honneur, On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.
Philinte
Quand quelqu'un te fait des politesses, il faut bien lui répondre sur le même ton et rendre la pareille.
Lorsqu'un Homme vous vient embrasser avec joie, Il faut bien le payer de la même monnaie, Répondre, comme on peut, à ses empressements, Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.
Alceste
Non, je ne supporte pas cette hypocrisie à la mode. J'ai horreur de ces gens qui embrassent tout le monde, qui font des courbettes à n'importe qui et traitent l'honnête homme comme l'imbécile. À quoi bon ces démonstrations d'amitié si on les fait au premier venu ? Une vraie estime doit être sélective. Aimer tout le monde, c'est n'aimer personne. Tu es comme tous ces hypocrites de notre époque, et je ne veux plus rien avoir à faire avec toi. Je veux qu'on me distingue. L'ami de tout le monde n'est l'ami de personne.
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode Qu'affectent la plupart de vos Gens à la mode ; Et je ne hais rien tant, que les contorsions De tous ces grands Faiseurs de protestations, Ces affables Donneurs d'embrassades frivoles, Ces obligeants Diseurs d'inutiles paroles, Qui de civilités, avec tous, font combat, Et traitent du même air, l'honnête Homme, et le Fat. Quel avantage a-t-on qu'un Homme vous caresse, Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse, Et vous fasse de vous, un éloge éclatant, Lorsque au premier Faquin, il court en faire autant ? Non, non, il n'est point d'Âme un peu bien située, Qui veuille d'une estime, ainsi, prostituée ; Et la plus glorieuse a des régals peu chers, Dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'Univers : Sur quelque préférence, une estime se fonde, Et c'est n'estimer rien, qu'estimer tout le Monde. Puisque vous y donnez, dans ces Vices du Temps, Morbleu, vous n'êtes pas pour être de mes Gens ; Je refuse d'un Cœur la vaste complaisance, Qui ne fait de Mérite aucune différence ; Je veux qu'on me distingue, et pour le trancher net, L'Ami du Genre Humain n'est point du tout mon fait.
Philinte
Mais en société, il faut bien respecter certaines règles de politesse.
Mais quand on est du Monde, il faut bien que l'on rende Quelques Dehors civils, que l'Usage demande.
Alceste
Non ! On devrait punir cette fausse amitié. Je veux qu'on soit vrai, qu'on dise ce qu'on pense vraiment, sans masquer ses sentiments derrière des politesses creuses.
Non, vous dis-je, on devrait châtier, sans pitié, Ce Commerce honteux de Semblants d'Amitié : Je veux que l'on soit Homme, et qu'en toute rencontre, Le fond de notre cœur, dans nos discours, se montre ; Que ce soit lui qui parle, et que nos Sentiments Ne se masquent jamais, sous de vains Compliments.
Philinte
Il y a des moments où la franchise totale serait ridicule. Parfois, il vaut mieux garder pour soi ce qu'on pense. Tu imagines dire à chacun ses quatre vérités ? Quand quelqu'un te déplaît, tu vas le lui dire en face ?
Il est bien des endroits, où la pleine Franchise Deviendrait ridicule, et serait peu permise ; Et, parfois, n'en déplaise à votre austère Honneur, Il est bon de cacher ce qu'on a dans le cœur. Serait-il à propos, et de la Bienséance, De dire à mille Gens tout ce que d'eux, on pense ? Et quand on a quelqu'un qu'on hait, ou qui déplaît, Lui doit-on déclarer la chose comme elle est ?
Alceste
Oui.
Oui.
Philinte
Quoi ! Tu irais dire à la vieille Émilie qu'elle est ridicule de jouer les jeunes et que son maquillage est grotesque ?
Quoi ! vous iriez dire à la vieille Émilie, Qu'à son âge, il sied mal de faire la jolie ? Et que le blanc qu'elle a, scandalise chacun ?
Alceste
Absolument.
Sans doute.
Philinte
Et à Dorilas qu'il est insupportable avec ses histoires de bravoure et de noblesse ?
À Dorilas, qu'il est trop importun : Et qu'il n'est à la Cour, oreille qu'il ne lasse, À conter sa bravoure, et l'éclat de sa Race ?
Alceste
Exactement.
Fort bien.
Philinte
Tu plaisantes.
Vous vous moquez.
Alceste
Je ne plaisante pas. Je n'épargnerai personne. Partout je ne vois que flatterie, injustice, trahison et fourberie. Ça me rend fou. J'en ai assez, je veux rompre avec l'humanité entière.
Je ne me moque point, Et je vais n'épargner personne sur ce point. Mes yeux sont trop blessés ; et la Cour, et la Ville, Ne m'offrent rien qu'objets à m'échauffer la Bile : J'entre en une humeur noire, en un chagrin profond, Quand je vois vivre entre eux, les Hommes comme ils font ; Je ne trouve, partout, que lâche Flatterie, Qu'Injustice, Intérêt, Trahison, Fourberie ; Je n'y puis plus tenir, j'enrage, et mon dessein Est de rompre en visière à tout le Genre Humain.
Philinte
Cette colère philosophique est excessive. Tu me fais rire avec tes accès de rage. On dirait les deux frères de L'École des Maris...
Ce chagrin Philosophe est un peu trop sauvage, Je ris des noirs accès où je vous envisage ; Et crois voir, en nous deux, sous mêmes soins nourris, Ces deux Frères que peint L'École des Maris, Dont...
Alceste
Arrête avec tes comparaisons stupides.
Mon Dieu, laissons là vos comparaisons fades.
Philinte
Sérieusement, calme-toi. Tu ne changeras pas le monde. Et puisque tu aimes tant la franchise, je vais être franc : ta rage contre tout le monde te rend ridicule. Les gens se moquent de toi.
Non, tout de bon, quittez toutes ces incartades, Le Monde, par vos soins ne se changera pas ; Et puisque la Franchise a, pour vous, tant d'appas, Je vous dirai tout franc, que cette maladie, Partout où vous allez, donne la Comédie, Et qu'un si grand courroux contre les Mœurs du Temps, Vous tourne en Ridicule auprès de bien des Gens.
Alceste
Tant mieux ! C'est exactement ce que je veux. Je déteste tellement les gens que je serais désolé qu'ils m'approuvent.
Tant mieux, morbleu, tant mieux, c'est ce que je demande, Ce m'est un fort bon signe, et ma joie en est grande : Tous les Hommes me sont, à tel point, odieux, Que je serais fâché d'être sage à leurs yeux.
Philinte
Tu détestes vraiment l'humanité !
Vous voulez un grand mal à la Nature Humaine !
Alceste
Oui, je la hais profondément.
Oui, j'ai conçu pour elle une effroyable haine.
Philinte
Tous sans exception ? Il y a pourtant des gens bien...
Tous les pauvres Mortels, sans nulle exception, Seront enveloppés dans cette aversion ? Encore en est-il bien, dans le Siècle où nous sommes...
Alceste
Ma haine est totale. Je hais les méchants et je hais ceux qui tolèrent les méchants. Regarde ce type avec qui j'ai un procès : tout le monde sait que c'est un escroc qui s'est enrichi par des moyens douteux. On le traite de fourbe et de scélérat, personne ne dit le contraire. Mais partout on l'accueille à bras ouverts ! Il obtient toujours ce qu'il veut. Ça me dégoûte tellement que j'ai envie de fuir dans un désert.
Non, elle est générale, et je hais tous les Hommes : Les uns, parce qu'ils sont méchants et malfaisants ; Et les autres, pour être aux Méchants complaisants, Et n'avoir pas, pour eux, ces haines vigoureuses Que doit donner le Vice aux Âmes vertueuses. De cette Complaisance, on voit l'injuste excès, Pour le franc Scélérat avec qui j'ai procès ; Au travers de son masque, on voit à plein le Traître, Partout, il est connu pour tout ce qu'il peut être ; Et ses roulements d'yeux, et son ton radouci, N'imposent qu'à des Gens qui ne sont point d'ici. On sait que ce Pied-plat, digne qu'on le confonde, Par de sales Emplois s'est poussé dans le Monde : Et que, par eux, son Sort, de splendeur revêtu, Fait gronder le Mérite, et rougir la Vertu. Quelques Titres honteux qu'en tous lieux on lui donne, Son misérable Honneur ne voit pour lui, Personne : Nommez-le Fourbe, Infâme, et Scélérat maudit, Tout le monde en convient, et nul n'y contredit. Cependant, sa grimace est, par tout, bienvenue, On l'accueille, on lui rit ; partout, il s'insinue ; Et s'il est, par la Brigue, un Rang à disputer, Sur le plus honnête Homme, on le voit l'emporter. Têtebleu, ce me sont de mortelles blessures, De voir qu'avec le Vice on garde des mesures ; Et, parfois, il me prend des mouvements soudains, De fuir, dans un Désert, l'approche des Humains.
Philinte
Arrête de t'énerver contre le monde. Sois plus indulgent avec l'humanité. L'excès de vertu est aussi un défaut. La sagesse, c'est la modération. Tu veux trop de perfection, il faut s'adapter. C'est fou de vouloir changer le monde. Moi aussi je vois ce qui ne va pas, mais je ne m'énerve pas. J'accepte les gens comme ils sont. Mon calme vaut bien ta colère.
Mon Dieu, des Mœurs du Temps, mettons-nous moins en peine, Et faisons un peu grâce à la Nature Humaine ; Ne l'examinons point dans la grande rigueur, Et voyons ses défauts, avec quelque douceur. Il faut, parmi le Monde, une Vertu traitable, À force de Sagesse on peut être blâmable, La parfaite Raison fuit toute extrémité, Et veut que l'on soit sage avec sobriété. Cette grande raideur des Vertus des vieux Âges, Heurte trop notre Siècle, et les communs Usages, Elle veut aux Mortels trop de perfection, Il faut fléchir au Temps, sans obstination ; Et c'est une folie, à nulle autre seconde, De vouloir se mêler de corriger le Monde. J'observe, comme vous, cent choses, tous les jours, Qui pourraient mieux aller, prenant un autre cours : Mais quoique à chaque pas, je puisse voir paraître, En courroux, comme vous, on ne me voit point être ; Je prends, tout doucement, les Hommes comme ils sont ; J'accoutume mon Âme à souffrir ce qu'ils font ; Et je crois qu'à la Cour, de même qu'à la Ville, Mon Flegme est Philosophe, autant que votre Bile.
Alceste
Ton beau calme résisterait-il si un ami te trahissait, si on essayait de te voler ou si on répandait des rumeurs sur toi ?
Mais ce Flegme, Monsieur, qui raisonne si bien, Ce flegme, pourra-t-il ne s'échauffer de rien ? Et s'il faut, par hasard, qu'un Ami vous trahisse, Que pour avoir vos Biens, on dresse un artifice, Ou qu'on tâche à semer de méchants bruits de vous, Verrez-vous tout cela, sans vous mettre en courroux ?
Philinte
Ces défauts font partie de la nature humaine. Je ne suis pas plus choqué par un homme malhonnête que par un loup qui chasse ou un vautour qui mange des charognes.
Oui, je vois ces Défauts dont votre âme murmure, Comme Vices unis à l'Humaine Nature ; Et mon esprit, enfin, n'est pas plus offensé, De voir un Homme fourbe, injuste, intéressé, Que de voir des Vautours affamés de carnage, Des Singes malfaisants, et des Loups pleins de rage.
Alceste
On pourrait me trahir et me voler sans que... Non, je me tais, ton raisonnement est stupide.
Je me verrai trahir, mettre en pièces, voler, Sans que je sois... Morbleu, je ne veux point parler, Tant ce raisonnement est plein d'impertinence.
Philinte
Tu ferais mieux de te taire, oui. Et de t'occuper de ton procès au lieu de t'énerver.
Ma foi, vous ferez bien de garder le silence ; Contre votre Partie, éclatez un peu moins, Et donnez au Procès, une part de vos soins.
Alceste
Je ne m'en occuperai pas, c'est décidé.
Je n'en donnerai point, c'est une chose dite.
Philinte
Mais qui défendra tes intérêts ?
Mais qui voulez-vous donc, qui, pour vous, sollicite ?
Alceste
La raison, le bon droit, la justice.
Qui je veux ? la Raison, mon bon Droit, l'Équité.
Philinte
Tu n'iras voir aucun juge ?
Aucun Juge, par vous, ne sera visité ?
Alceste
Non. Ma cause est juste, non ?
Non, est-ce que ma Cause est injuste, ou douteuse ?
Philinte
D'accord, mais les intrigues...
J'en demeure d'accord ; mais la Brigue est fâcheuse, Et...
Alceste
Non, je ne ferai rien. J'ai tort ou j'ai raison.
Non, j'ai résolu de n'en pas faire un pas ; J'ai tort, ou j'ai raison.
Philinte
Ne compte pas là-dessus.
Ne vous y fiez pas.
Alceste
Je ne bougerai pas.
Je ne remuerai point.
Philinte
Ton adversaire a des appuis...
Votre Partie est forte, Et peut, par sa Cabale, entraîner...
Alceste
Je m'en fiche.
Il n'importe.
Philinte
Tu te trompes.
Vous vous tromperez.
Alceste
Soit, on verra bien.
Soit, j'en veux voir le succès.
Philinte
Mais...
Mais...
Alceste
J'aurai le plaisir de perdre mon procès.
J'aurai le plaisir de perdre mon Procès.
Philinte
Mais enfin...
Mais, enfin...
Alceste
Je verrai si les hommes sont assez pourris pour me faire perdre injustement.
Je verrai, dans cette Plaiderie, Si les Hommes auront assez d'effronterie, Seront assez méchants, scélérats et pervers, Pour me faire injustice aux yeux de l'Univers.
Philinte
Tu es fou !
Quel Homme !
Alceste
Je voudrais presque perdre, juste pour prouver que j'ai raison sur la méchanceté humaine.
Je voudrais, m'en coûtât-il grand-chose, Pour la beauté du Fait, avoir perdu ma Cause.
Philinte
Si on t'entendait, on se moquerait vraiment de toi.
On se rirait de vous, Alceste, tout de bon, Si l'on vous entendait parler de la façon.
Alceste
Tant pis pour eux.
Tant pis pour qui rirait.
Philinte
Mais cette droiture absolue que tu veux partout, la trouves-tu chez celle que tu aimes ? C'est étrange : tu détestes l'humanité mais tu es amoureux. Et pas d'Éliante qui est sincère, ni d'Arsinoé qui t'adore, mais de Célimène, la plus coquette et médisante de toutes ! Comment peux-tu supporter chez elle ce que tu détestes chez les autres ?
Mais cette Rectitude, Que vous voulez, en tout, avec exactitude, Cette pleine Droiture où vous vous renfermez, La trouvez-vous ici, dans ce que vous aimez ? Je m'étonne, pour moi, qu'étant, comme il le semble, Vous et le Genre Humain, si fort brouillés ensemble, Malgré tout ce qui peut vous le rendre odieux, Vous ayez pris, chez lui, ce qui charme vos yeux ; Et ce qui me surprend, encore, davantage, C'est cet étrange Choix où votre Coeur s'engage. La sincère Éliante a du penchant pour vous, La prude Arsinoé vous voit d'un oeil fort doux : Cependant, à leurs voeux, votre âme se refuse, Tandis qu'en ses liens Célimène l'amuse, De qui l'humeur coquette, et l'esprit médisant, Semble si fort donner dans les Moeurs d'à présent. D'où vient que leur portant une haine mortelle, Vous pouvez bien souffrir ce qu'en tient cette Belle ? Ne sont-ce plus Défauts dans un Objet si doux ? Ne les voyez-vous pas ? ou les excusez-vous ?
Alceste
Je vois tous ses défauts et je les condamne. Mais j'avoue ma faiblesse : elle me plaît malgré tout. J'ai beau voir ses défauts, elle se fait aimer. Mon amour la changera.
Non, l'amour que je sens pour cette jeune Veuve Ne ferme point mes yeux aux défauts qu'on lui treuve ; Et je suis, quelque ardeur qu'elle m'ait pu donner, Le premier à les voir, comme à les condamner. Mais, avec tout cela, quoi que je puisse faire, Je confesse mon faible, elle a l'art de me plaire ; J'ai beau voir ses défauts et j'ai beau l'en blâmer, En dépit qu'on en ait, elle se fait aimer ; Sa grâce est la plus forte, et, sans doute, ma flamme De ces Vices du Temps pourra purger son âme.
Philinte
Bonne chance ! Tu crois qu'elle t'aime ?
Si vous faites cela, vous ne ferez pas peu. Vous croyez être, donc, aimé d'elle ?
Alceste
Évidemment ! Je ne l'aimerais pas sinon.
Oui, parbleu ; Je ne l'aimerais pas, si je ne croyais l'être.
Philinte
Alors pourquoi ses autres soupirants t'énervent ?
Mais si son amitié, pour vous, se fait paraître, D'où vient que vos Rivaux vous causent de l'ennui ?
Alceste
Parce que je veux qu'elle soit à moi seul. Je viens justement lui dire ce que j'en pense.
C'est qu'un coeur bien atteint veut qu'on soit tout à lui ; Et je ne viens ici, qu'à dessein de lui dire Tout ce que là-dessus, ma passion m'inspire.
Philinte
Moi, je choisirais plutôt sa cousine Éliante. Elle t'estime, elle est sincère, elle te conviendrait mieux.
Pour moi, si je n'avais qu'à former des désirs, Sa Cousine Eliante aurait tous mes soupirs, Son Cœur, qui vous estime, est solide, et sincère ; Et ce Choix plus conforme, était mieux votre affaire.
Alceste
C'est vrai, ma raison me le dit. Mais l'amour n'écoute pas la raison.
Il est vrai, ma Raison me le dit chaque jour ; Mais la Raison n'est pas ce qui règle l'Amour.
Philinte
Je crains pour ton amour...
Je crains fort pour vos Feux ; et l'espoir où vous êtes, Pourrait...
Molière
Écrit par Molière Suivre