Acte 2, scène 1

L'amour grondeur

Alceste confronte Célimène sur sa coquetterie excessive et menace de rompre. Il ne supporte plus de la voir entourée de soupirants qu'elle encourage par sa gentillesse. Sa jalousie explose particulièrement contre Clitandre qu'il ridiculise avec ses attributs de petit-maître. Célimène se défend habilement, arguant qu'être aimable avec tous devrait le rassurer plutôt que l'inquiéter. La scène révèle le paradoxe d'Alceste qui est amoureux d'une coquette mondaine. Célimène diagnostique avec justesse cet amour grognon qui s'exprime par les reproches. Leur relation impossible illustre le conflit entre l'idéal de sincérité absolue et les compromis nécessaires de l'amour.

Alceste

Alceste
Amoureux de Célimène, ami de Philinte

Célimène

Célimène
Jeune veuve courtisée par Alceste, Oronte, Acaste et Clitandre

Version Moderne

Version Originale

Alceste
Je vais être direct. Votre comportement me déplaît profondément et je n'en peux plus. On va finir par rompre, c'est évident. Je mentirais en disant le contraire. Même si je vous promettais mille fois de rester, je n'y arriverais pas.
Madame, voulez-vous que je vous parle net ? De vos façons d'agir, je suis mal satisfait : Contre elles, dans mon Coeur, trop de Bile s'assemble, Et je sens qu'il faudra que nous rompions ensemble. Oui, je vous tromperais, de parler autrement, Tôt, ou tard, nous romprons, indubitablement ; Et je vous promettrais, mille fois, le contraire, Que je ne serais pas en pouvoir de le faire.
Célimène
Alors vous m'avez raccompagnée juste pour me faire une scène ?
C'est pour me quereller, donc, à ce que je vois, Que vous avez voulu me ramener chez moi ?
Alceste
Je ne fais pas de scène. Mais vous êtes trop accueillante avec tout le monde. Vous avez trop d'admirateurs qui tournent autour de vous, et ça, je ne le supporte pas.
Je ne querelle point ; mais votre humeur, Madame, Ouvre, au premier venu, trop d'accès dans votre Âme ; Vous avez trop d'Amants, qu'on voit vous obséder, Et mon cœur, de cela, ne peut s'accommoder.
Célimène
C'est ma faute si les hommes me trouvent séduisante ? Quand ils viennent me voir, je devrais les chasser à coups de bâton ?
Des Amants que je fais, me rendez-vous coupable ? Puis-je empêcher les Gens, de me trouver aimable ? Et lorsque, pour me voir, ils font de doux efforts, Dois-je prendre un Bâton, pour les mettre dehors ?
Alceste
Non, pas un bâton, mais un peu plus de froideur ! Je sais que vous êtes belle et que ça attire. Mais votre gentillesse avec tous ces hommes les encourage. Si vous étiez moins aimable, ils partiraient. Et Clitandre, qu'est-ce qu'il a de si spécial ? Ses qualités ? C'est son ongle long au petit doigt qui vous impressionne ? Sa perruque blonde ? Ses dentelles ridicules ? Son pantalon bouffant ? Ou c'est sa voix de fausset et son rire idiot qui vous plaisent ?
Non, ce n'est pas, Madame, un bâton qu'il faut prendre, Mais un Coeur, à leurs vœux, moins facile, et moins tendre. Je sais que vos Appas vous suivent en tous Lieux, Mais votre accueil retient ceux qu'attirent vos yeux ; Et sa douceur offerte à qui vous rend les Armes, Achève, sur les Coeurs, l'Ouvrage de vos Charmes. Le trop riant Espoir que vous leur présentez, Attache, autour de vous, leurs assiduités ; Et votre Complaisance, un peu moins étendue, De tant de Soupirants chasserait la Cohue. Mais, au moins, dites-moi, Madame, par quel Sort, Votre Clitandre a l'heur de vous plaire si fort ? Sur quel fonds de Mérite, et de Vertu sublime, Appuyez-vous, en lui, l'honneur de votre Estime ? Est-ce par l'Ongle long, qu'il porte au petit Doigt, Qu'il s'est acquis, chez vous, l'Estime où l'on le voit ? Vous êtes-vous rendue, avec tout le beau Monde, Au mérite éclatant de sa Perruque blonde ? Sont-ce ses grands Canons, qui vous le font aimer ? L'amas de ses Rubans a-t-il su vous charmer ? Est-ce par les appas de sa vaste Rhingrave, Qu'il a gagné votre Âme, en faisant votre Esclave ? Ou sa façon de rire, et son ton de Fausset, Ont-ils, de vous toucher, su trouver le secret ?
Célimène
Vous êtes injuste avec lui ! Vous savez bien pourquoi je le ménage. Il m'a promis de faire jouer ses relations pour mon procès.
Qu'injustement, de lui, vous prenez de l'ombrage ! Ne savez-vous pas bien, pourquoi je le ménage ? Et que, dans mon Procès, ainsi qu'il m'a promis, Il peut intéresser tout ce qu'il a d'Amis.
Alceste
Perdez votre procès ! Mais arrêtez de flatter mon rival.
Perdez votre Procès, Madame, avec constance, Et ne ménagez point un Rival qui m'offense.
Célimène
Vous êtes jaloux de tout le monde !
Mais, de tout l'Univers vous devenez jaloux.
Alceste
Parce que vous accueillez tout le monde à bras ouverts.
C'est que tout l'Univers est bien reçu de vous.
Célimène
Justement, ça devrait vous rassurer ! Je suis aimable avec tout le monde. Si je ne l'étais qu'avec un seul, là vous auriez raison de vous inquiéter.
C'est ce qui doit rasseoir votre Âme effarouchée, Puisque ma Complaisance est sur tous épanchée : Et vous auriez plus lieu de vous en offenser, Si vous me la voyiez, sur un seul, ramasser.
Alceste
Et moi alors, qu'est-ce que j'ai de plus que les autres ?
Mais, moi, que vous blâmez de trop de jalousie, Qu'ai-je de plus qu'eux tous, Madame, je vous prie ?
Célimène
Vous savez que je vous aime.
Le bonheur de savoir que vous êtes aimé.
Alceste
Qu'est-ce qui me le prouve ?
Et quel lieu de le croire, à mon Coeur enflammé ?
Célimène
Je vous l'ai dit. Ça devrait suffire.
Je pense qu'ayant pris le soin de vous le dire, Un aveu de la sorte, a de quoi vous suffire.
Alceste
Et qui me dit que vous ne dites pas la même chose aux autres ?
Mais qui m'assurera que dans le même instant, Vous n'en disiez, peut-être, aux autres tout autant ?
Célimène
Charmant compliment pour un amoureux ! Vous me prenez pour une menteuse. Très bien, je retire ce que j'ai dit. Comme ça, vous n'avez plus à douter. Content ?
Certes, pour un Amant, la Fleurette est mignonne, Et vous me traitez, là, de gentille Personne. Hé bien, pour vous ôter d'un semblable souci, De tout ce que j'ai dit, je me dédis ici : Et rien ne saurait plus vous tromper, que vous-même ; Soyez content.
Alceste
Bon sang, pourquoi faut-il que je vous aime ! Si je pouvais récupérer mon cœur, quel bonheur ! J'essaie de toutes mes forces de ne plus vous aimer, mais je n'y arrive pas. C'est ma punition.
Morbleu, faut-il que je vous aime ? Ah ! que si, de vos Mains, je rattrape mon Coeur, Je bénirai le Ciel, de ce rare Bonheur ! Je ne le cèle pas, je fais tout mon possible À rompre, de ce Coeur, l'attachement terrible ; Mais mes plus grands efforts n'ont rien fait, jusqu'ici, Et c'est, pour mes Péchés, que je vous aime ainsi.
Célimène
C'est vrai, votre amour est unique.
Il est vrai, votre ardeur est, pour moi, sans seconde.
Alceste
Personne n'a jamais aimé comme j'aime. Mon amour est incomparable.
Oui, je puis, là-dessus, défier tout le Monde. Mon amour ne se peut concevoir, et jamais, Personne n'a, Madame, aimé comme je fais.
Célimène
C'est sûr, votre méthode est originale ! Vous aimez en faisant des reproches. Votre amour s'exprime par des critiques. On n'a jamais vu un amoureux aussi râleur.
En effet, la Méthode en est toute nouvelle, Car vous aimez les Gens, pour leur faire querelle ; Ce n'est qu'en Mots fâcheux, qu'éclate votre ardeur, Et l'on n'a vu jamais, un Amour si grondeur.
Alceste
Mais vous pouvez y mettre fin ! Arrêtons ces disputes, parlons franchement et essayons de...
Mais il ne tient qu'à vous, que son chagrin ne passe ; À tous nos Démêlés, coupons chemin, de grâce, Parlons à Coeur ouvert, et voyons d'arrêter...
Molière
Écrit par Molière Suivre