Acte 3, scène 1

Le pacte vaniteux

Les deux marquis rivaux s'affrontent dans un duel de vanité. Acaste étale sa suffisance monumentale, énumérant ses qualités supposées : richesse, noblesse, courage, esprit, élégance, succès mondain. Il refuse d'être un soupirant transi et revendique une réciprocité dans la séduction. Clitandre tente de le faire douter, mais Acaste joue ironiquement les désespérés tout en restant sûr de lui. Leur échange révèle l'aveuglement narcissique de ces petits marquis qui se croient irrésistibles. Ils finissent par conclure un pacte : celui qui obtiendra une preuve de l'amour de Célimène gardera le terrain, l'autre disparaîtra. Cette scène satirique montre deux coqs vaniteux qui transforment l'amour en compétition mondaine, réduisant Célimène à un trophée à conquérir.

Acaste

Acaste
Marquis, soupirant de Célimène

Clitandre

Clitandre
Marquis, soupirant de Célimène

Version Moderne

Version Originale

Clitandre
Tu as l'air vraiment content de toi. Tout te fait rire, rien ne t'inquiète. Franchement, tu crois avoir de bonnes raisons d'être aussi joyeux ?
Cher Marquis, je te vois l'Âme bien satisfaite, Toute chose t'égaye, et rien ne t'inquiète. En bonne foi, crois-tu, sans t'éblouir les yeux, Avoir de grands sujets de paraître joyeux ?
Acaste
Pourquoi je serais triste ? J'ai de l'argent, je suis jeune et ma famille est noble. Avec mon rang, presque tous les postes me sont ouverts. Côté courage, tout le monde sait que j'en ai, j'ai même réglé certaines affaires avec panache. J'ai de l'esprit et du goût, je peux juger de tout sans avoir étudié. Au théâtre, je joue les experts sur les nouveautés que j'adore, je donne mon avis et j'applaudis fort aux bons moments. Je suis élégant, j'ai belle allure et surtout de belles dents. Pour m'habiller, personne ne fait mieux que moi. Les femmes m'adorent, le roi m'apprécie. Avec tout ça, je peux être content de moi partout.
Parbleu, je ne vois pas, lorsque je m'examine, Où prendre aucun sujet d'avoir l'Âme chagrine. J'ai du bien, je suis jeune, et sors d'une Maison Qui se peut dire Noble, avec quelque raison ; Et je crois, par le Rang que me donne ma Race, Qu'il est fort peu d'Emplois, dont je ne sois en passe. Pour le Coeur, dont, sur tout, nous devons faire cas, On sait, sans vanité, que je n'en manque pas ; Et l'on m'a vu pousser, dans le Monde, une Affaire, D'une assez vigoureuse, et gaillarde manière. Pour de l'Esprit, j'en ai, sans doute, et du bon goût, À juger sans Étude, et raisonner de tout ; À faire aux Nouveautés, dont je suis idolâtre, Figure de Savant, sur les Bancs du Théâtre ; Y décider en Chef, et faire du Fracas À tous les beaux Endroits qui méritent des Has . Je suis assez adroit, j'ai bon air, bonne mine, Les Dents belles, surtout, et la taille fort fine. Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter, Qu'on serait mal venu de me le disputer. Je me vois dans l'Estime autant qu'on y puisse être, Fort aimé du beau Sexe, et bien auprès du Maître : Je crois, qu'avec cela, mon cher Marquis, je crois, Qu'on peut, par tout Pays, être content de soi.
Clitandre
D'accord, mais si tu peux séduire facilement ailleurs, pourquoi perdre ton temps ici ?
Oui, mais trouvant ailleurs, des Conquêtes faciles, Pourquoi pousser ici des soupirs inutiles ?
Acaste
Moi ? Je ne supporte pas qu'une femme me traite avec froideur. C'est bon pour les types quelconques de supplier les belles qui les ignorent, de pleurer à leurs pieds et d'insister pendant des mois pour obtenir ce qu'elles refusent. Mais les hommes comme moi ne sont pas faits pour aimer sans retour et faire tous les efforts. Les femmes ont beau être exceptionnelles, je vaux autant qu'elles. Mon cœur a de la valeur, elles devraient faire des efforts aussi. Les avances, ça doit venir des deux côtés.
Moi ? parbleu, je ne suis de taille, ni d'humeur, À pouvoir, d'une Belle, essuyer la froideur. C'est aux Gens mal tournés, aux Mérites vulgaires, À brûler, constamment, pour des Beautés sévères ; À languir à leurs pieds, et souffrir leurs rigueurs, À chercher le secours des soupirs, et des pleurs, Et tâcher, par des soins d'une très longue suite, D'obtenir ce qu'on nie à leur peu de mérite. Mais les Gens de mon air, Marquis, ne sont pas faits, Pour aimer à crédit, et faire tous les frais. Quelque rare que soit le mérite des Belles, Je pense, Dieu merci, qu'on vaut son prix, comme elles ; Que pour se faire honneur d'un Coeur comme le mien, Ce n'est pas la raison qu'il ne leur coûte rien. Et qu'au moins, à tout mettre en de justes Balances, Il faut, qu'à frais communs, se fassent les avances.
Clitandre
Tu crois vraiment que Célimène t'apprécie ?
Tu penses donc, Marquis, être fort bien ici ?
Acaste
J'ai de bonnes raisons de le croire.
J'ai quelque lieu, Marquis, de le penser ainsi.
Clitandre
Arrête de te faire des illusions. Tu te mens à toi-même.
Crois-moi, détache-toi de cette erreur extrême ; Tu te flattes, mon Cher, et t'aveugles toi-même.
Acaste
C'est vrai, je me fais des idées.
Il est vrai, je me flatte, et m'aveugle, en effet.
Clitandre
Qu'est-ce qui te rend si sûr de toi ?
Mais, qui te fait juger ton bonheur si parfait ?
Acaste
Je me fais des idées.
Je me flatte.
Clitandre
Sur quoi tu te bases ?
Sur quoi fonder tes Conjectures ?
Acaste
Je m'aveugle.
Je m'aveugle.
Clitandre
Tu as des preuves ?
En as-tu des preuves qui soient sûres ?
Acaste
Je me trompe, je te dis.
Je m'abuse, te dis-je.
Clitandre
Célimène t'a fait des confidences ?
Est-ce que de ses voeux, Célimène t'a fait quelques secrets aveux ?
Acaste
Non, elle me traite mal.
Non, je suis maltraité.
Clitandre
Réponds-moi sérieusement.
Réponds-moi, je te prie.
Acaste
Elle me rejette.
Je n'ai que des rebuts.
Clitandre
Arrête de plaisanter. Qu'est-ce qui te fait espérer ?
Laissons la raillerie, Et me dis quel espoir on peut t'avoir donné ?
Acaste
Je suis le malheureux et toi le chanceux. Elle me déteste et je vais finir par me pendre.
Je suis le Misérable, et toi le Fortuné, On a, pour ma Personne, une aversion grande ; Et quelqu'un de ces jours, il faut que je me pende.
Clitandre
Écoute, on fait un marché ? Celui qui prouve que Célimène le préfère, l'autre s'efface et lui laisse le champ libre. D'accord ?
Ô çà, veux-tu, Marquis, pour ajuster nos voeux, Que nous tombions d'accord d'une chose, tous deux ? Que qui pourra montrer une marque certaine, D'avoir meilleure part au Coeur de Célimène, L'autre ici, fera place au Vainqueur prétendu, Et le délivrera d'un Rival assidu ?
Acaste
Parfait ! J'adore cette idée, j'accepte de tout cœur. Mais chut.
Ah ! parbleu, tu me plais, avec un tel langage ; Et du bon de mon coeur, à cela je m'engage. Mais chut.
Molière
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