Acte 3, scène 4

Duel de vipères

L'affrontement entre Célimène et Arsinoé est un chef-d'œuvre de cruauté polie. Arsinoé commence par un faux conseil amical, rapportant les critiques sur la conduite mondaine de Célimène. Celle-ci riposte brillamment en retournant le procédé, dénonçant l'hypocrisie d'Arsinoé qui cache ses échecs amoureux sous une fausse vertu. Le dialogue devient de plus en plus venimeux. Célimène souligne cruellement que la pruderie convient à l'âge mûr quand la jeunesse s'éteint. Arsinoé contre-attaque en insinuant que Célimène achète ses admirateurs. L'arrivée d'Alceste permet à Célimène de s'échapper victorieuse, laissant sa rivale avec l'homme qu'elle convoite. Cette scène révèle la guerre souterraine entre femmes dans la société mondaine, où la politesse masque une férocité implacable.

Arsinoé

Arsinoé
Amie prétendue de Célimène

Célimène

Célimène
Jeune veuve courtisée par Alceste, Oronte, Acaste et Clitandre

Version Moderne

Version Originale

Célimène
Quelle bonne surprise ! Je m'inquiétais justement pour vous.
Ah ! quel heureux Sort, en ce Lieu vous amène ? Madame, sans mentir, j'étais de vous, en peine.
Arsinoé
Je viens vous donner un conseil que je vous dois.
Je viens, pour quelque avis que j'ai cru vous devoir.
Célimène
Comme je suis heureuse de vous voir !
Ah ! mon Dieu, que je suis contente de vous voir !
Arsinoé
Ils partent au bon moment.
Leur départ ne pouvait, plus à propos, se faire.
Célimène
On s'assoit ?
Voulons-nous nous asseoir ?
Arsinoé
Non, restons debout. L'amitié vraie se montre quand c'est important, et rien n'est plus important que l'honneur. Je viens en amie vous parler du vôtre. Hier, j'étais chez des gens très vertueux qui ont parlé de vous. Votre conduite tapageuse n'a pas été appréciée. Tous ces hommes que vous recevez, vos flirts et les rumeurs qu'ils provoquent ont été sévèrement critiqués. J'ai pris votre défense, j'ai dit que vos intentions étaient bonnes. Mais certaines choses sont indéfendables. J'ai dû admettre que votre mode de vie vous nuit, qu'on raconte des histoires sur vous partout. Si vous vouliez, vous pourriez éviter ces jugements. Je ne pense pas que vous fassiez vraiment mal, mais les apparences comptent et il ne suffit pas d'être honnête en privé. Vous êtes assez intelligente pour accepter ce conseil d'une amie sincère.
Il n'est pas nécessaire, Madame ; l'Amitié doit surtout éclater Aux choses, qui le plus, nous peuvent importer ; Et comme il n'en est point de plus grande importance, Que celles de l'Honneur et de la Bienséance, Je viens, par un avis qui touche votre Honneur, Témoigner l'amitié que, pour vous, a mon Cœur. Hier, j'étais chez des Gens, de Vertu singulière, Où, sur vous, du Discours, on tourna la matière ; Et là, votre Conduite, avec ses grands éclats, Madame, eut le malheur, qu'on ne la loua pas. Cette foule de Gens, dont vous souffrez visite, Votre Galanterie, et les bruits qu'elle excite, Trouvèrent des Censeurs plus qu'il n'aurait fallu, Et bien plus rigoureux que je n'eusse voulu. Vous pouvez bien penser quel Parti je sus prendre ; Je fis ce que je pus, pour vous pouvoir défendre, Je vous excusai fort sur votre intention, Et voulus, de votre Âme, être la Caution. Mais vous savez qu'il est des Choses dans la vie, Qu'on ne peut excuser, quoique on en ait envie ; Et je me vis contrainte à demeurer d'accord, Que l'air dont vous viviez, vous faisait un peu tort. Qu'il prenait, dans le Monde, une méchante face, Qu'il n'est conte fâcheux que partout on n'en fasse ; Et que, si vous vouliez, tous vos déportements Pourraient moins donner prise aux mauvais jugements. Non que j'y croie, au fonds, l'Honnêteté blessée, Me préserve le Ciel d'en avoir la pensée ; Mais aux ombres du Crime, on prête aisément foi, Et ce n'est pas assez, de bien vivre pour soi. Madame, je vous crois l'Âme trop raisonnable, Pour ne pas prendre bien, cet avis profitable ; Et pour l'attribuer qu'aux mouvements secrets D'un zèle qui m'attache à tous vos intérêts.
Célimène
Merci beaucoup ! Je prends bien votre conseil et je vais vous rendre la pareille en vous parlant de votre honneur. L'autre jour, chez des gens de valeur qui parlaient de la vraie vertu, on a parlé de vous. Votre fausse pruderie et vos démonstrations de piété n'ont pas été appréciées. Votre air grave, vos sermons perpétuels sur la vertu, vos cris d'horreur au moindre mot ambigu, votre haute opinion de vous-même, votre pitié pour tout le monde, vos leçons et critiques constantes sur des choses innocentes, tout ça a été condamné. Ils disaient : à quoi bon cette façade vertueuse ? Elle prie beaucoup mais bat ses domestiques sans les payer. Elle fait la dévote mais se maquille pour plaire. Elle cache les tableaux de nus mais rêve du vrai. J'ai pris votre défense, mais tous étaient contre moi. Ils disent que vous devriez moins juger les autres et plus vous occuper de vous-même. Il faut longtemps s'examiner avant de critiquer, et donner l'exemple si on veut corriger les autres. Ou laisser ça aux prêtres. Vous êtes assez intelligente pour accepter ce conseil d'une amie sincère.
Madame, j'ai beaucoup de grâces à vous rendre, Un tel avis m'oblige, et loin de le mal prendre, J'en prétends reconnaître, à l'instant, la faveur, Pour un avis, aussi, qui touche votre Honneur : Et, comme je vous vois vous montrer mon Amie, En m'apprenant les bruits que de moi l'on publie, Je veux suivre, à mon tour, un exemple si doux, En vous avertissant, de ce qu'on dit de vous. En un Lieu, l'autre jour, où je faisais visite, Je trouvai quelques Gens, d'un très rare mérite, Qui parlant des vrais Soins d'une Âme qui vit bien, Firent tomber, sur vous, Madame, l'entretien. Là, votre Pruderie, et vos éclats de zèle, Ne furent pas cités comme un fort bon Modèle : Cette affectation d'un grave Extérieur, Vos Discours éternels de Sagesse, et d'Honneur, Vos mines, et vos cris, aux Ombres d'indécence, Que d'un Mot ambigu, peut avoir l'Innocence ; Cette hauteur d'Estime où vous êtes de vous, Et ces yeux de pitié, que vous jetez sur tous ; Vos fréquentes Leçons, et vos aigres Censures, Sur des choses qui sont innocentes, et pures ; Tout cela, si je puis vous parler franchement, Madame, fut blâmé, d'un commun Sentiment. À quoi bon, disaient-ils, cette Mine modeste, Et ce sage Dehors, que dément tout le reste ? Elle est, à bien prier, exacte au dernier point, Mais elle bat ses Gens, et ne les paye point, Dans tous les Lieux dévots, elle étale un grand Zèle, Mais elle met du blanc, et veut paraître belle ; Elle fait des Tableaux couvrir les Nudités, Mais elle a de l'amour pour les Réalités. Pour moi, contre chacun, je pris votre défense, Et leur assurai fort, que c'était Médisance ; Mais tous les Sentiments combattirent le mien, Et leur conclusion fut que vous feriez bien, De prendre moins de soin des Actions des autres, Et de vous mettre, un peu, plus en peine des vôtres. Qu'on doit se regarder soi-même, un fort long temps, Avant que de songer à condamner les Gens ; Qu'il faut mettre le poids d'une Vie exemplaire, Dans les Corrections qu'aux autres, on veut faire ; Et qu'encor, vaut-il mieux s'en remettre, au besoin, À ceux à qui le Ciel en a commis le Soin. Madame, je vous crois, aussi, trop raisonnable, Pour ne pas prendre bien, cet avis profitable, Et pour l'attribuer qu'aux mouvements secrets, D'un zèle qui m'attache à tous vos intérêts.
Arsinoé
Je ne m'attendais pas à cette réponse. Votre amertume montre que mon conseil sincère vous a blessée.
À quoi, qu'en reprenant, on soit assujettie, Je ne m'attendais pas à cette repartie, Madame, et je vois bien, par ce qu'elle a d'aigreur, Que mon sincère avis vous a blessée au cœur.
Célimène
Pas du tout ! Si on était sages, on se donnerait toujours des conseils comme ça. On ne serait plus aveugles sur nous-mêmes. On peut continuer ce service entre amies et se répéter tout ce qu'on entend dire l'une sur l'autre.
Au contraire, Madame, et si l'on était sage, Ces avis mutuels seraient mis en usage ; On détruirait, par là, traitant de bonne foi, Ce grand aveuglement, où chacun est pour soi. Il ne tiendra qu'à vous, qu'avec le même zèle, Nous ne continuions cet office fidèle ; Et ne prenions grand soin de nous dire, entre nous, Ce que nous entendrons, vous de moi, moi de vous.
Arsinoé
Oh, sur vous je n'entends rien ! C'est moi qu'on critique.
Ah ! Madame, de vous, je ne puis rien entendre ; C'est en moi que l'on peut trouver fort à reprendre.
Célimène
On peut tout critiquer selon l'âge et les goûts. Il y a un temps pour flirter et un temps pour jouer les prudes. On devient prude par stratégie quand la jeunesse s'en va, pour cacher qu'on n'attire plus. Un jour je ferai peut-être comme vous, mais on n'est pas prude à vingt ans.
Madame, on peut, je crois, louer, et blâmer tout, Et chacun a raison, suivant l'âge, et le goût : Il est une Saison pour la Galanterie, Il en est une, aussi, propre à la Pruderie ; On peut, par Politique, en prendre le parti, Quand de nos jeunes ans, l'éclat est amorti ; Cela sert à couvrir de fâcheuses disgrâces. Je ne dis pas, qu'un jour, je ne suive vos traces, L'âge amènera tout, et ce n'est pas le temps, Madame, comme on sait, d'être Prude à vingt ans.
Arsinoé
Vous insistez beaucoup sur votre jeunesse ! Quelques années de différence, ce n'est pas si important. Pourquoi m'attaquer comme ça ?
Certes, vous vous targuez d'un bien faible Avantage, Et vous faites sonner, terriblement, votre Âge : Ce que, de plus que vous, on en pourrait avoir, N'est pas un si grand cas, pour s'en tant prévaloir ; Et je ne sais pourquoi, votre Âme, ainsi, s'emporte, Madame, à me pousser de cette étrange sorte ?
Célimène
Et moi, pourquoi vous m'attaquez partout ? C'est ma faute si vous êtes frustrée ? Si les hommes m'aiment et me courtisent tous les jours alors que vous aimeriez qu'ils s'intéressent à vous, je n'y peux rien. Le terrain est libre, montrez vos charmes pour les attirer.
Et moi, je ne sais pas, Madame, aussi pourquoi, On vous voit, en tous Lieux, vous déchaîner sur moi ? Faut-il de vos chagrins, sans cesse, à moi vous prendre ? Et puis-je mais des Soins qu'on ne va pas vous rendre ? Si ma Personne, aux Gens, inspire de l'amour, Et si l'on continue à m'offrir, chaque jour, Des vœux que votre Cœur peut souhaiter qu'on m'ôte, Je n'y saurais que faire, et ce n'est pas ma faute ; Vous avez le Champ libre, et je n'empêche pas, Que pour les attirer, vous n'ayez des Appas.
Arsinoé
Vous croyez que vos nombreux amants m'impressionnent ? On sait bien à quel prix on les obtient aujourd'hui. Vous pensez qu'on croit que c'est votre mérite qui les attire ? Qu'ils vous aiment pour vos vertus ? Personne n'est dupe. Je connais des femmes charmantes qui n'ont pas d'amants. Ça prouve qu'on ne les gagne pas sans y mettre le prix, qu'ils ne viennent pas pour nos beaux yeux et qu'il faut payer leurs attentions. Ne soyez pas si fière de ces petites victoires faciles. Arrêtez de mépriser les gens à cause de ça. Si je voulais vos conquêtes, je pourrais faire comme vous, ne pas me retenir et vous montrer qu'on a des amants quand on le veut.
Hélas ! et croyez-vous que l'on se mette en peine De ce nombre d'Amants dont vous faites la vaine : Et qu'il ne nous soit pas fort aisé de juger, À quel prix, aujourd'hui, l'on peut les engager ? Pensez-vous faire croire, à voir comme tout roule, Que votre seul Mérite attire cette foule ? Qu'ils ne brûlent, pour vous, que d'un honnête amour, Et que, pour vos Vertus, ils vous font tous la Cour ? On ne s'aveugle point par de vaines défaites, Le Monde n'est point Dupe, et j'en vois qui sont faites À pouvoir inspirer de tendres Sentiments, Qui, chez elles, pourtant, ne fixent point d'Amants ; Et de là, nous pouvons tirer des conséquences Qu'on n'acquiert point leurs Cœurs, sans de grandes avances ; Qu'aucun, pour nos beaux yeux, n'est notre Soupirant, Et qu'il faut acheter tous les Soins qu'on nous rend. Ne vous enflez, donc, point d'une si grande gloire, Pour les petits Brillants d'une faible Victoire ; Et corrigez, un peu, l'orgueil de vos Appas, De traiter pour cela, les Gens de haut en bas. Si nos yeux enviaient les Conquêtes des vôtres, Je pense qu'on pourrait faire comme les autres, Ne se point ménager, et vous faire bien voir Que l'on a des Amants, quand on en veut avoir.
Célimène
Allez-y alors ! Montrez-nous ce talent secret pour plaire. Et sans...
Ayez-en, donc, Madame, et voyons cette Affaire, Par ce rare Secret, efforcez-vous de plaire : Et sans...
Arsinoé
Arrêtons cette conversation, ça va trop loin. Je serais déjà partie si ma voiture n'était pas en retard.
Brisons, Madame, un pareil Entretien, Il pousserait trop loin votre Esprit, et le mien : Et j'aurais pris, déjà, le congé qu'il faut prendre, Si mon Carrosse, encor, ne m'obligeait d'attendre.
Célimène
Restez autant que vous voulez, rien ne presse. Mais je vais vous laisser en meilleure compagnie. Monsieur arrive à point pour me remplacer. Alceste, je dois écrire une lettre urgente. Tenez compagnie à Madame, elle excusera mon impolitesse.
Autant qu'il vous plaira, vous pouvez arrêter, Madame, et là-dessus, rien ne doit vous hâter : Mais, sans vous fatiguer de ma cérémonie, Je m'en vais vous donner meilleure Compagnie ; Et Monsieur, qu'à propos, le Hasard fait venir, Remplira mieux ma place à vous entretenir. Alceste, il faut que j'aille écrire un mot de Lettre, Que, sans me faire tort, je ne saurais remettre ; Soyez avec Madame, elle aura la bonté D'excuser, aisément, mon incivilité.
Molière
Écrit par Molière Suivre