Acte I, scène 1

Madame Pernelle quitte la maison

Madame Pernelle, la mère d'Orgon, quitte précipitamment la maison de son fils, furieuse. Elle reproche à toute la famille leur mode de vie mondain et leur hostilité envers Tartuffe, qu'elle considère comme un saint homme. Tour à tour, elle critique : - Elmire (sa belle-fille) pour ses dépenses et sa coquetterie - Dorine (la servante) pour son insolence - Damis (son petit-fils) pour son caractère rebelle - Mariane (sa petite-fille) pour sa fausse innocence - Cléante (le beau-frère) pour ses idées trop libérales Cette scène d'exposition présente efficacement le conflit central. La famille est divisée entre les partisans de Tartuffe et ceux qui voient clair dans son jeu.

Madame Pernelle

Madame Pernelle
Mère d'Orgon

Elmire

Elmire
Epouse d'Orgon

Dorine

Dorine
Servante de Mariane

Damis

Damis
Fils d'Orgon

Mariane

Mariane
Fille d'Orgon; amoureuse de Valère

Cléante

Cléante
Beau-frère d'Orgon,

Version Moderne

Version Originale

Madame Pernelle
Viens Flipote, on s'en va.
Allons, Flipote, allons ; que d'eux je me délivre.
Elmire
Vous allez si vite qu'on n'arrive pas à vous suivre.
Vous marchez d'un tel pas, qu'on a peine à vous suivre.
Madame Pernelle
Restez là, ma belle-fille. Pas la peine de me raccompagner.
Laissez, ma Bru, laissez ; ne venez pas plus loin ; Ce sont toutes façons, dont je n'ai pas besoin.
Elmire
On fait juste ce qu'on doit faire. Mais pourquoi partez-vous si vite ?
De ce que l'on vous doit, envers vous on s'acquitte. Mais, ma Mère, d'où vient que vous sortez si vite ?
Madame Pernelle
Je ne supporte plus cette maison où personne ne fait d'effort pour me faire plaisir. Je suis scandalisée. Personne n'écoute mes conseils, tout le monde crie, c'est le chaos total ici.
C'est que je ne puis voir tout ce ménage-ci, Et que de me complaire, on ne prend nul souci. Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée ; Dans toutes mes leçons, j'y suis contrariée ; On n'y respecte rien ; chacun y parle haut, Et c'est, tout justement, la cour du Roi Pétaut.
Dorine
Si...
Si...
Madame Pernelle
Vous, la servante, vous êtes insolente. Vous donnez votre avis sur tout.
Vous êtes, Mamie, une Fille Suivante Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente : Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis.
Damis
Mais...
Mais...
Madame Pernelle
Tu es un idiot, mon petit-fils. C'est ta grand-mère qui te le dit. J'ai prévenu ton père cent fois que tu deviendrais un voyou et que tu ne lui causerais que des ennuis.
Vous êtes un sot en trois lettres, mon Fils ; C'est moi qui vous le dis, qui suis votre Grand-Mère ; Et j'ai prédit cent fois à mon Fils, votre Père, Que vous preniez tout l'air d'un méchant Garnement, Et ne lui donneriez jamais que du tourment.
Mariane
Je crois...
Je crois...
Madame Pernelle
Toi, sa sœur, tu joues les saintes avec ton air innocent. Mais je sais que tu caches bien ton jeu.
Mon Dieu, sa Sœur, vous faites la discrète, Et vous n'y touchez pas, tant vous semblez doucette : Mais il n'est, comme on dit, pire eau, que l'eau qui dort, Et vous menez sous chape, un train que je hais fort.
Elmire
Mais, belle-maman...
Mais, ma Mère...
Madame Pernelle
Ma belle-fille, sans vouloir te vexer, ta conduite est déplorable. Tu devrais montrer l'exemple et leur vraie mère faisait bien mieux. Ca me révolte de te voir habillée comme une princesse. Une femme qui veut plaire à son mari n'a pas besoin de tant de chichis.
Ma Bru, qu'il ne vous en déplaise, Votre conduite en tout, est tout à fait mauvaise : Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux, Et leur défunte Mère en usait beaucoup mieux. Vous êtes dépensière, et cet état me blesse, Que vous alliez vêtue ainsi qu'une Princesse. Quiconque à son mari veut plaire seulement, Ma Bru, n'a pas besoin de tant d'ajustement.
Cléante
Mais madame, quand même...
Mais, Madame, après tout...
Madame Pernelle
Vous, son frère, je vous respecte et je vous aime bien. Mais si j'étais à la place de mon fils, je vous interdirais ma maison. Vous prêchez des principes que les gens bien ne suivent pas. Je parle franchement, c'est mon caractère, je dis ce que je pense.
Pour vous, Monsieur son Frère, Je vous estime fort, vous aime, et vous révère : Mais enfin, si j'étais de mon Fils son Époux, Je vous prierais bien fort, de n'entrer point chez nous. Sans cesse vous prêchez des Maximes de vivre, Qui par d'honnêtes Gens ne se doivent point suivre : Je vous parle un peu franc, mais c'est là mon humeur, Et je ne mâche point ce que j'ai sur le cœur.
Damis
Votre monsieur Tartuffe est un saint, bien sûr...
Votre Monsieur Tartuffe est Bienheureux sans doute...
Madame Pernelle
C'est un homme de bien qu'il faut écouter. Et ça me met en rage de le voir critiqué par un imbécile comme toi.
C'est un Homme de bien, qu'il faut que l'on écoute ; Et je ne puis souffrir, sans me mettre en courroux, De le voir querellé par un Fou comme vous.
Damis
Quoi ! Je devrais supporter qu'un faux dévot prenne le pouvoir ici comme un tyran ? On ne peut plus s'amuser sans sa permission ?
Quoi ! je souffrirai, moi, qu'un Cagot de Critique, Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique ? Et que nous ne puissions à rien nous divertir, Si ce beau Monsieur-là n'y daigne consentir ?
Dorine
Si on doit l'écouter et suivre ses règles, tout devient un péché. Il contrôle tout, ce fanatique.
S'il le faut écouter, et croire à ses Maximes, On ne peut faire rien, qu'on ne fasse des crimes, Car il contrôle tout, ce Critique zélé.
Madame Pernelle
Et il a raison de contrôler. Il veut vous mener au paradis, et mon fils devrait vous forcer à l'aimer.
Et tout ce qu'il contrôle, est fort bien contrôlé. C'est au chemin du Ciel qu'il prétend vous conduire ; Et mon Fils, à l'aimer, vous devrait tous induire.
Damis
Non, grand-mère, personne, pas même mon père, ne peut me forcer à l'aimer. Ce serait mentir que de dire le contraire. Ses manières m'énervent et je sens que ça va mal finir avec ce parasite.
Non, voyez-vous, ma Mère, il n'est Père, ni rien, Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien. Je trahirais mon cœur, de parler d'autre sorte ; Sur ses façons de faire, à tous coups je m'emporte ; J'en prévois une suite, et qu'avec ce Pied plat Il faudra que j'en vienne à quelque grand éclat.
Dorine
C'est scandaleux de voir un inconnu s'installer ici comme chez lui. Un mendiant qui est arrivé sans chaussures, avec des haillons, et qui maintenant oublie d'où il vient et joue au maître de maison.
Certes, c'est une chose aussi qui scandalise, De voir qu'un Inconnu céans s'impatronise ; Qu'un Gueux qui, quand il vint, n'avait pas de souliers, Et dont l'habit entier valait bien six deniers, En vienne jusque-là, que de se méconnaître, De contrarier tout, et de faire le Maître.
Madame Pernelle
Tout irait mieux si on suivait ses conseils pieux.
Hé, merci de ma vie il en irait bien mieux, Si tout se gouvernait par ses ordres pieux.
Dorine
Vous le prenez pour un saint, mais croyez-moi, c'est un hypocrite.
Il passe pour un Saint dans votre fantaisie ; Tout son fait, croyez-moi, n'est rien qu'hypocrisie.
Madame Pernelle
Quelle langue !
Voyez la langue !
Dorine
Ni lui ni son Laurent, je ne leur ferais confiance sans garantie.
À lui, non plus qu'à son Laurent, Je ne me fierais, moi, que sur un bon Garant.
Madame Pernelle
Je ne sais pas ce que vaut le serviteur, mais le maître est un homme de bien, c'est sûr. Vous le détestez parce qu'il vous dit vos quatre vérités. Il s'en prend au péché, c'est Dieu qui le guide.
J'ignore ce qu'au fond le Serviteur peut être ; Mais pour Homme de bien, je garantis le Maître. Vous ne lui voulez mal, et ne le rebutez, Qu'à cause qu'il vous dit à tous vos vérités. C'est contre le Péché que son cœur se courrouce, Et l'intérêt du Ciel est tout ce qui le pousse.
Dorine
Oui, mais pourquoi depuis quelque temps il ne supporte plus qu'on reçoive personne ? En quoi une visite honnête offense Dieu pour qu'il fasse tant de bruit ? Vous voulez mon avis ? Je crois qu'il est jaloux de madame.
Oui ; mais pourquoi surtout, depuis un certain temps, Ne saurait-il souffrir qu'aucun hante céans ? En quoi blesse le Ciel une visite honnête, Pour en faire un vacarme à nous rompre la tête ? Veut-on que là-dessus je m'explique entre nous ? Je crois que de Madame il est, ma foi, jaloux.
Madame Pernelle
Taisez-vous et réfléchissez avant de parler. Il n'est pas le seul à critiquer ces visites. Tout ce cirque avec vos invités, les carrosses devant la porte, les valets qui font du bruit, ça fait jaser le quartier. Peut-être qu'il ne se passe rien, mais les gens parlent et c'est mauvais.
Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites. Ce n'est pas lui tout seul qui blâme ces visites ; Tout ce tracas qui suit les Gens que vous hantez, Ces Carrosses sans cesse à la Porte plantés, Et de tant de Laquais le bruyant assemblage, Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage. Je veux croire qu'au fond il ne se passe rien ; Mais enfin on en parle, et cela n'est pas bien.
Cléante
Voulez-vous empêcher les gens de parler, madame ? Ce serait terrible si on devait renoncer à ses amis à cause des ragots. Et même si on le faisait, pensez-vous faire taire tout le monde ? On ne peut pas se protéger de la médisance, alors ignorons les bavardages, vivons honnêtement et laissons les gens dire.
Hé, voulez-vous, Madame, empêcher qu'on ne cause ? Ce serait dans la vie une fâcheuse chose, Si pour les sots discours où l'on peut être mis, Il fallait renoncer à ses meilleurs Amis : Et quand même on pourrait se résoudre à le faire, Croiriez-vous obliger tout le monde à se taire ? Contre la Médisance il n'est point de rempart ; À tous les sots caquets n'ayons donc nul égard ; Efforçons-nous de vivre avec toute innocence, Et laissons aux Causeurs une pleine licence.
Dorine
C'est Daphné la voisine et son mari qui doivent médire de nous. Ceux qui ont la pire conduite sont toujours les premiers à critiquer. Ils sautent sur la moindre rumeur d'amourette pour la répandre avec joie en la déformant. En salissant les autres, ils espèrent faire oublier leurs propres scandales ou partager le poids de leur mauvaise réputation.
Daphné notre Voisine, et son petit Époux, Ne seraient-ils point ceux qui parlent mal de nous ? Ceux de qui la conduite offre le plus à rire, Sont toujours sur autrui les premiers à médire ; Ils ne manquent jamais de saisir promptement L'apparente lueur du moindre attachement, D'en semer la nouvelle avec beaucoup de joie, Et d'y donner le tour qu'ils veulent qu'on y croie. Des actions d'autrui, teintes de leurs couleurs, Ils pensent dans le Monde autoriser les leurs, Et sous le faux espoir de quelque ressemblance, Aux intrigues qu'ils ont, donner de l'innocence, Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés De ce blâme public dont ils sont trop chargés.
Madame Pernelle
Tout ça ne change rien. Orante mène une vie exemplaire, elle ne pense qu'à Dieu, et on m'a dit qu'elle désapprouve ce qui se passe ici.
Tous ces raisonnements ne font rien à l'affaire : On sait qu'Orante mène une vie exemplaire ; Tous ses soins vont au Ciel, et j'ai su par des Gens, Qu'elle condamne fort le train qui vient céans.
Dorine
Quel bel exemple ! Cette dame est devenue austère, c'est vrai, mais c'est l'âge qui l'a rendue pieuse. Elle est prude parce qu'elle n'a plus le choix. Tant qu'elle pouvait séduire, elle en a bien profité. Mais maintenant que sa beauté s'en va et que le monde l'abandonne, elle se drape dans la vertu pour cacher sa déchéance. C'est le destin des vieilles coquettes, quand les hommes les fuient, elles deviennent prudes. Ces femmes vertueuses critiquent tout, pas par charité mais par envie, parce qu'elles ne supportent pas que d'autres aient les plaisirs que l'âge leur interdit.
L'exemple est admirable, et cette Dame est bonne : Il est vrai qu'elle vit en austère Personne ; Mais l'âge, dans son âme, a mis ce zèle ardent, Et l'on sait qu'elle est Prude, à son corps défendant, Tant qu'elle a pu des Cœurs attirer les hommages, Elle a fort bien joui de tous ses avantages : Mais voyant de ses yeux tous les brillants baisser, Au Monde, qui la quitte, elle veut renoncer ; Et du voile pompeux d'une haute sagesse, De ses attraits usés, déguiser la faiblesse. Ce sont là les retours des Coquettes du temps. Il leur est dur de voir déserter les Galants. Dans un tel abandon, leur sombre inquiétude Ne voit d'autre recours que le métier de Prude ; Et la sévérité de ces Femmes de bien, Censure toute chose, et ne pardonne à rien ; Hautement, d'un chacun, elles blâment la vie, Non point par charité, mais par un trait d'envie Qui ne saurait souffrir qu'une autre ait les plaisirs, Dont le penchant de l'âge a sevré leurs désirs.
Madame Pernelle
Voilà les histoires que vous aimez entendre ! Ma belle-fille, chez vous on doit se taire car madame bavarde toute la journée. Mais maintenant c'est mon tour. Mon fils a eu raison d'accueillir cet homme pieux, Dieu l'a envoyé pour vous remettre dans le droit chemin. Vous devez l'écouter pour votre salut, il ne critique que ce qui mérite de l'être. Ces visites, ces bals, ces réunions sont l'œuvre du diable. On n'y dit que des bêtises et on médit de tout le monde. Les gens sensés perdent la tête dans ce chaos. C'est Babylone, tout le monde parle en même temps. Un docteur l'a bien dit l'autre jour... Ah, monsieur ricane déjà ? Allez retrouver vos bouffons ! Adieu ma belle-fille, j'en ai assez dit. Je ne remettrai pas les pieds ici de sitôt. Allez Flipote, tu rêvasses ! Bon Dieu, je vais te secouer ! On y va, traînarde !
Voilà les contes bleus qu'il vous faut, pour vous plaire. Ma Bru, l'on est, chez vous, contrainte de se taire ; Car Madame, à jaser, tient le dé tout le jour : Mais enfin, je prétends discourir à mon tour. Je vous dis que mon Fils n'a rien fait de plus sage, Qu'en recueillant chez soi ce dévot Personnage ; Que le Ciel au besoin l'a céans envoyé, Pour redresser à tous votre esprit fourvoyé ; Que pour votre salut vous le devez entendre, Et qu'il ne reprend rien, qui ne soit à reprendre. Ces Visites, ces Bals, ces Conversations, Sont, du malin Esprit, toutes inventions. Là, jamais on n'entend de pieuses paroles, Ce sont propos oisifs, chansons, et fariboles ; Bien souvent le Prochain en a sa bonne part, Et l'on y sait médire, et du tiers, et du quart. Enfin les Gens sensés ont leurs têtes troublées, De la confusion de telles assemblées : Mille caquets divers s'y font en moins de rien ; Et comme l'autre jour un Docteur dit fort bien, C'est véritablement la Tour de Babylone, Car chacun y babille, et tout du long de l'aune ; Et pour conter l'Histoire où ce point l'engagea... Voilà-t-il pas Monsieur qui ricane déjà ? Allez chercher vos Fous qui vous donnent à rire ; Et sans... Adieu, ma Bru, je ne veux plus rien dire. Sachez que pour céans j'en rabats de moitié, Et qu'il fera beau temps, quand j'y mettrai le pied. Allons, vous ; vous rêvez, et bayez aux Corneilles ; Jour de Dieu, je saurai vous frotter les oreilles ; Marchons, gaupe, marchons.
Molière
Écrit par Molière Suivre