Acte I, scène 5

Cléante tente de raisonner Orgon

Cléante tente de raisonner Orgon qui raconte avec passion sa rencontre avec Tartuffe et avoue qu'il pourrait voir mourir sa famille sans émotion grâce à ses enseignements. Cléante distingue alors vraie dévotion et hypocrisie religieuse, mais Orgon reste sourd. Interrogé sur le mariage de Mariane avec Valère, Orgon fuit en invoquant "la volonté du ciel". Cléante décide d'alerter Valère du danger.

Cléante

Cléante
Beau-frère d'Orgon,

Orgon

Orgon
Mari d'Elmire, père de Damis et de Mariane

Version Moderne

Version Originale

Cléante
Elle se moque de vous ouvertement, mon frère, et franchement, elle a raison. A-t-on jamais vu pareille folie ? Comment un homme peut-il vous ensorceler au point d'oublier tout le reste ? Vous l'avez sorti de la misère et maintenant...
À votre nez, mon Frère, elle se rit de vous ; Et sans avoir dessein de vous mettre en courroux, Je vous dirai tout franc, que c'est avec justice. A-t-on jamais parlé d'un semblable caprice ? Et se peut-il qu'un Homme ait un charme aujourd'hui À vous faire oublier toutes choses pour lui ? Qu'après avoir chez vous réparé sa misère, Vous en veniez au point...
Orgon
Stop, beau-frère ! Vous ne connaissez pas l'homme dont vous parlez.
Halte-là, mon Beau-frère, Vous ne connaissez pas celui dont vous parlez.
Cléante
D'accord, je ne le connais pas. Mais pour savoir qui il est vraiment...
Je ne le connais pas, puisque vous le voulez : Mais enfin, pour savoir quel Homme ce peut être...
Orgon
Mon frère, vous seriez émerveillé de le connaître ! C'est un homme... comment dire... un homme extraordinaire. Qui suit ses leçons trouve la paix et voit le monde comme du fumier. Il me transforme complètement, m'apprend à ne m'attacher à rien, à me détacher de toute affection. Je pourrais voir mourir frère, enfants, mère et femme sans plus d'émotion que ça.
Mon Frère, vous seriez charmé de le connaître, Et vos ravissements ne prendraient point de fin. C'est un Homme... qui... ha... un Homme... un Homme enfin. Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde, Et comme du fumier, regarde tout le monde. Oui, je deviens tout autre avec son entretien, Il m'enseigne à n'avoir affection pour rien ; De toutes amitiés il détache mon âme ; Et je verrais mourir Frère, Enfants, Mère, et Femme, Que je m'en soucierais autant que de cela.
Cléante
Quels beaux sentiments humains !
Les sentiments humains, mon Frère, que voilà !
Orgon
Si vous aviez vu notre rencontre, vous comprendriez mon affection ! Chaque jour à l'église, il venait s'agenouiller juste en face de moi. Toute l'assemblée le regardait prier avec tant de ferveur ! Il soupirait, levait les bras au ciel, embrassait le sol. Quand je sortais, il courait m'offrir l'eau bénite. Son valet m'a dit qu'il était pauvre, alors je lui donnais de l'argent. Mais il voulait toujours m'en rendre la moitié, disant que c'était trop, qu'il ne méritait pas ma pitié. Si je refusais, il le distribuait aux pauvres devant moi. Finalement, Dieu me l'a envoyé chez moi et depuis tout va mieux. Il surveille tout, même ma femme, pour mon honneur. Il me prévient si quelqu'un la regarde et il est six fois plus jaloux que moi ! Son zèle est incroyable : le moindre rien est un péché pour lui. L'autre jour, il s'est accusé d'avoir tué une puce pendant sa prière avec trop de colère !
Ha, si vous aviez vu comme j'en fis rencontre, Vous auriez pris pour lui l'amitié que je montre. Chaque jour à l'Église il venait d'un air doux, Tout vis-à-vis de moi, se mettre à deux genoux. Il attirait les yeux de l'assemblée entière, Par l'ardeur dont au Ciel il poussait sa prière : Il faisait des soupirs, de grands élancements, Et baisait humblement la terre à tous moments ; Et lorsque je sortais, il me devançait vite, Pour m'aller à la Porte offrir de l'Eau bénite. Instruit par son Garçon, qui dans tout l'imitait, Et de son indigence, et de ce qu'il était, Je lui faisais des dons ; mais avec modestie, Il me voulait toujours en rendre une partie. C'est trop, me disait-il, c'est trop de la moitié, Je ne mérite pas de vous faire pitié : Et quand je refusais de le vouloir reprendre, Aux Pauvres, à mes yeux, il allait le répandre. Enfin le Ciel, chez moi, me le fit retirer, Et depuis ce temps-là, tout semble y prospérer. Je vois qu'il reprend tout, et qu'à ma Femme même, Il prend pour mon honneur un intérêt extrême ; Il m'avertit des Gens qui lui font les yeux doux, Et plus que moi, six fois, il s'en montre jaloux. Mais vous ne croiriez point jusqu'où monte son zèle ; Il s'impute à péché la moindre bagatelle, Un rien presque suffit pour le scandaliser, Jusque-là qu'il se vint l'autre jour accuser D'avoir pris une Puce en faisant sa prière, Et de l'avoir tuée avec trop de colère.
Cléante
Bon sang, vous êtes fou ! Vous vous moquez de moi avec ces histoires ?
Parbleu, vous êtes fou, mon Frère, que je crois. Avec de tels discours vous moquez-vous de moi ? Et que prétendez-vous que tout ce badinage...
Orgon
Mon frère, vous parlez comme un libertin. Vous l'êtes un peu dans l'âme et comme je vous l'ai dit cent fois, ça vous causera des ennuis.
Mon Frère, ce discours sent le libertinage. Vous en êtes un peu dans votre âme entiché ; Et comme je vous l'ai plus de dix fois prêché, Vous vous attirerez quelque méchante affaire.
Cléante
Voilà bien le discours des gens comme vous ! Ils veulent que tout le monde soit aveugle. Avoir les yeux ouverts, c'est être libertin. Ne pas adorer leurs singeries, c'est manquer de foi. Vos menaces ne me font pas peur, Dieu voit mon cœur. Il y a de faux dévots comme il y a de faux braves. Les vrais braves ne font pas de bruit, les vrais dévots ne font pas de grimaces. Vous ne distinguez pas l'hypocrisie de la vraie dévotion ? Vous honorez le masque autant que le visage ? Vous confondez l'apparence et la vérité, la fausse monnaie et la bonne ? Les hommes sont étranges, ils ne savent pas rester dans la mesure. La raison leur paraît trop limitée, ils exagèrent tout et gâchent même les meilleures choses en les poussant trop loin.
Voilà de vos pareils le discours ordinaire. Ils veulent que chacun soit aveugle comme eux. C'est être libertin, que d'avoir de bons yeux ; Et qui n'adore pas de vaines simagrées, N'a ni respect, ni foi, pour les choses sacrées. Allez, tous vos discours ne me font point de peur ; Je sais comme je parle, et le Ciel voit mon cœur. De tous vos Façonniers on n'est point les Esclaves, Il est de faux Dévots, ainsi que de faux Braves : Et comme on ne voit pas qu'où l'honneur les conduit, Les vrais Braves soient ceux qui font beaucoup de bruit ; Les bons et vrais Dévots qu'on doit suivre à la trace, Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace. Hé quoi ! vous ne ferez nulle distinction Entre l'Hypocrisie, et la Dévotion ? Vous les voulez traiter d'un semblable langage, Et rendre même honneur au masque qu'au visage ? Égaler l'artifice, à la sincérité ; Confondre l'apparence, avec la vérité ; Estimer le Fantôme, autant que la Personne ; Et la fausse monnaie, à l'égal de la bonne ? Les Hommes, la plupart, sont étrangement faits ! Dans la juste nature on ne les voit jamais. La raison a pour eux des bornes trop petites. En chaque caractère ils passent ses limites, Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent, Pour la vouloir outrer, et pousser trop avant. Que cela vous soit dit en passant, mon Beau-frère.
Orgon
Ah oui, vous êtes un grand docteur ! Toute la sagesse du monde est en vous. Vous êtes le seul sage, le seul éclairé, un oracle ! Et nous sommes tous des idiots à côté de vous.
Oui, vous êtes, sans doute, un Docteur qu'on révère ; Tout le savoir du Monde est chez vous retiré, Vous êtes le seul Sage, et le seul éclairé, Un Oracle, un Caton, dans le Siècle où nous sommes, Et près de vous ce sont des Sots, que tous les Hommes.
Cléante
Je ne suis pas un grand docteur, mon frère. Mais je sais distinguer le vrai du faux. Rien n'est plus noble que la vraie dévotion, mais rien n'est plus odieux que l'hypocrisie religieuse. Ces charlatans qui font commerce de la religion, qui utilisent Dieu pour leur carrière et leur fortune ! Ils prêchent la retraite tout en courant après les honneurs. Vindicatifs et sans foi, ils détruisent leurs ennemis au nom du ciel. Ils sont dangereux car ils utilisent le sacré comme arme. Mais les vrais dévots sont faciles à reconnaître. Regardez Ariston, Périandre et les autres : leur dévotion est humble et humaine. Ils ne jugent pas, ne font pas de sermons, agissent au lieu de parler. Ils ne s'acharnent pas sur les pécheurs mais détestent seulement le péché. Ils ne prétendent pas défendre Dieu mieux que Dieu lui-même. Voilà les vrais dévots ! Votre Tartuffe n'en est pas un. Vous êtes sincère mais aveuglé par ses simagrées.
Je ne suis point, mon Frère, un Docteur révéré, Et le Savoir, chez moi, n'est pas tout retiré. Mais en un mot je sais, pour toute ma science, Du faux, avec le vrai, faire la différence : Et comme je ne vois nul genre de Héros Qui soient plus à priser que les parfaits Dévots ; Aucune chose au Monde, et plus noble, et plus belle, Que la sainte ferveur d'un véritable zèle ; Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux, Que le dehors plâtré d'un zèle spécieux ; Que ces francs Charlatans, que ces Dévots de Place, De qui la sacrilège et trompeuse grimace Abuse impunément, et se joue à leur gré, De ce qu'ont les Mortels de plus saint, et sacré. Ces Gens, qui par une âme à l'intérêt soumise, Font de Dévotion métier et marchandise, Et veulent acheter crédit, et dignités, À prix de faux clins d'yeux, et d'élans affectés. Ces Gens, dis-je, qu'on voit d'une ardeur non commune, Par le chemin du Ciel courir à leur fortune ; Qui brûlants, et priants, demandent chaque jour, Et prêchent la retraite au milieu de la Cour : Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices, Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d'artifices, Et pour perdre quelqu'un, couvrent insolemment, De l'intérêt du Ciel, leur fier ressentiment ; D'autant plus dangereux dans leur âpre colère, Qu'ils prennent contre nous des armes qu'on révère, Et que leur passion dont on leur sait bon gré, Veut nous assassiner avec un fer sacré. De ce faux caractère, on en voit trop paraître ; Mais les Dévots de cœur sont aisés à connaître. Notre Siècle, mon Frère, en expose à nos yeux, Qui peuvent nous servir d'exemples glorieux. Regardez Ariston, regardez Périandre, Oronte, Alcidamas, Polydore, Clitandre : Ce titre par aucun ne leur est débattu, Ce ne sont point du tout Fanfarons de vertu, On ne voit point en eux ce faste insupportable, Et leur Dévotion est humaine, est traitable. Ils ne censurent point toutes nos actions, Ils trouvent trop d'orgueil dans ces corrections, Et laissant la fierté des paroles aux autres, C'est par leurs actions, qu'ils reprennent les nôtres. L'apparence du mal a chez eux peu d'appui, Et leur âme est portée à juger bien d'autrui ; Point de cabale en eux, point d'intrigues à suivre ; On les voit pour tous soins, se mêler de bien vivre. Jamais contre un Pécheur ils n'ont d'acharnement. Ils attachent leur haine au Péché seulement, Et ne veulent point prendre, avec un zèle extrême, Les intérêts du Ciel, plus qu'il ne veut lui-même. Voilà mes Gens, voilà comme il en faut user, Voilà l'exemple enfin qu'il se faut proposer. Votre Homme, à dire vrai, n'est pas de ce modèle, C'est de fort bonne foi que vous vantez son zèle, Mais par un faux éclat je vous crois ébloui.
Orgon
Mon cher beau-frère, vous avez fini ?
Monsieur mon cher Beau-frère, avez-vous tout dit ?
Cléante
Oui.
Oui.
Orgon
Au revoir alors.
Je suis votre valet.
Cléante
Attendez ! Changeons de sujet. Vous avez promis à Valère d'épouser votre fille.
De grâce, un mot, mon Frère, Laissons là ce discours. Vous savez que Valère, Pour être votre Gendre, a parole de vous.
Orgon
Oui.
Oui.
Cléante
Vous aviez fixé une date.
Vous aviez pris jour pour un lien si doux.
Orgon
C'est vrai.
Il est vrai.
Cléante
Pourquoi retarder le mariage ?
Pourquoi donc en différer la fête ?
Orgon
Je ne sais pas.
Je ne sais.
Cléante
Vous avez changé d'avis ?
Auriez-vous autre pensée en tête ?
Orgon
Peut-être.
Peut-être.
Cléante
Vous allez manquer à votre parole ?
Vous voulez manquer à votre foi ?
Orgon
Je n'ai pas dit ça.
Je ne dis pas cela.
Cléante
Rien ne vous empêche de tenir votre promesse.
Nul obstacle, je crois, Ne vous peut empêcher d'accomplir vos promesses.
Orgon
Ça dépend.
Selon.
Cléante
Pourquoi ces mystères ? Valère m'envoie vous demander.
Pour dire un mot, faut-il tant de finesses ? Valère, sur ce point, me fait vous visiter.
Orgon
Tant mieux pour lui.
Le Ciel en soit loué.
Cléante
Que dois-je lui dire ?
Mais que lui reporter ?
Orgon
Ce que vous voulez.
Tout ce qu'il vous plaira.
Cléante
Mais il faut connaître vos intentions. Qu'avez-vous décidé ?
Mais il est nécessaire De savoir vos desseins. Quels sont-ils donc ?
Orgon
De faire la volonté du ciel.
De faire Ce que le Ciel voudra.
Cléante
Soyons clairs. Tiendrez-vous votre promesse à Valère, oui ou non ?
Mais parlons tout de bon. Valère a votre foi. La tiendrez-vous, ou non ?
Orgon
Au revoir.
Adieu.
Cléante
Je crains le pire pour ce pauvre Valère. Je dois le prévenir.
Pour son amour, je crains une disgrâce, Et je dois l'avertir de tout ce qui se passe.
Molière
Écrit par Molière Suivre