Acte II, scène 4

Le dépit amoureux de Valère et Mariane

Valère arrive et apprend le projet de mariage avec Tartuffe. S'ensuit une scène de dépit amoureux classique où les deux amants, blessés et orgueilleux, feignent l'indifférence. Mariane dit ne pas savoir quoi faire, Valère lui conseille ironiquement d'accepter Tartuffe, et chacun prétend que l'autre veut rompre. La dispute s'envenime, chacun menaçant de trouver quelqu'un d'autre. Valère fait mine de partir plusieurs fois, espérant être retenu, mais Mariane reste sur sa fierté. Après les avoir laissés se quereller pour voir "jusqu'où ça irait", Dorine intervient comme médiatrice. Elle court de l'un à l'autre, les empêche de partir et les force à se réconcilier en leur faisant comprendre qu'ils s'aiment. Les amants se réconcilient, Mariane jure de n'épouser que Valère. Dorine doit les chasser car ils ne veulent plus se quitter. Cette scène clôt l'acte II sur une note d'espoir avec un plan de résistance organisé.

Valère

Valère
Amoureux de Mariane

Mariane

Mariane
Fille d'Orgon; amoureuse de Valère

Dorine

Dorine
Servante de Mariane

Version Moderne

Version Originale

Valère
On raconte une nouvelle que j'ignorais, madame, et qui doit être charmante.
On vient de débiter, Madame, une nouvelle, Que je ne savais pas, et qui sans doute est belle.
Mariane
Quoi ?
Quoi ?
Valère
Que vous épousez Tartuffe.
Que vous épousez Tartuffe.
Mariane
C'est vrai, mon père a cette idée en tête.
Il est certain Que mon Père s'est mis en tête ce dessein.
Valère
Votre père, madame...
Votre Père, Madame...
Mariane
A changé d'avis. Il vient de me le proposer.
A changé de visée. La chose vient par lui de m'être proposée.
Valère
Sérieusement ?
Quoi, sérieusement ?
Mariane
Oui, sérieusement. Il veut ce mariage.
Oui, sérieusement ; Il s'est, pour cet hymen, déclaré hautement.
Valère
Et qu'avez-vous décidé, madame ?
Et quel est le dessein où votre âme s'arrête, Madame ?
Mariane
Je ne sais pas.
Je ne sais.
Valère
Charmante réponse. Vous ne savez pas ?
La réponse est honnête. Vous ne savez ?
Mariane
Non.
Non.
Valère
Non ?
Non ?
Mariane
Que me conseillez-vous ?
Que me conseillez-vous ?
Valère
Je vous conseille d'accepter ce mari.
Je vous conseille, moi, de prendre cet Époux.
Mariane
Vous me le conseillez ?
Vous me le conseillez ?
Valère
Oui.
Oui.
Mariane
Vraiment ?
Tout de bon ?
Valère
Bien sûr. C'est un choix glorieux.
Sans doute. Le choix est glorieux, et vaut bien qu'on l'écoute.
Mariane
Très bien, monsieur, je note votre conseil.
Hé bien, c'est un conseil, Monsieur, que je reçois.
Valère
Ça ne vous sera pas difficile de le suivre.
Vous n'aurez pas grand-peine à le suivre, je crois.
Mariane
Pas plus qu'il ne vous a été difficile de le donner.
Pas plus qu'à le donner en a souffert votre âme.
Valère
Je l'ai donné pour vous faire plaisir, madame.
Moi, je vous l'ai donné pour vous plaire, Madame.
Mariane
Et je le suivrai pour vous faire plaisir.
Et moi, je le suivrai, pour vous faire plaisir.
Dorine
Voyons où ça va mener.
Voyons ce qui pourra de ceci réussir.
Valère
C'est comme ça que vous aimez ? Vous mentiez quand...
C'est donc ainsi qu'on aime ? Et c'était tromperie, Quand vous...
Mariane
N'en parlons plus. Vous m'avez dit franchement d'accepter celui qu'on me propose, et je vais le faire puisque c'est votre excellent conseil.
Ne parlons point de cela, je vous prie. Vous m'avez dit tout franc, que je dois accepter Celui que, pour Époux, on me veut présenter : Et je déclare, moi, que je prétends le faire, Puisque vous m'en donnez le conseil salutaire.
Valère
Ne me blâmez pas. Vous aviez déjà décidé et vous prenez ce prétexte pour rompre votre promesse.
Ne vous excusez point sur mes intentions. Vous aviez pris déjà vos résolutions ; Et vous vous saisissez d'un prétexte frivole, Pour vous autoriser à manquer de parole.
Mariane
C'est vrai, bien dit.
Il est vrai, c'est bien dit.
Valère
Évidemment, vous ne m'avez jamais vraiment aimé.
Sans doute, et votre cœur N'a jamais eu pour moi de véritable ardeur.
Mariane
Hélas ! Pensez ce que vous voulez.
Hélas ! permis à vous d'avoir cette pensée.
Valère
Oui, je pense ce que je veux. Mais je vous devancerai et je sais où porter mon amour.
Oui, oui, permis à moi ; mais mon âme offensée Vous préviendra, peut-être, en un pareil dessein ; Et je sais où porter, et mes vœux, et ma main.
Mariane
Je n'en doute pas, votre mérite attire...
Ah ! je n'en doute point ; et les ardeurs qu'excite Le mérite...
Valère
Laissons mon mérite, j'en ai peu et vous le prouvez. Mais j'espère qu'une autre sera plus gentille et acceptera de me consoler.
Mon Dieu, laissons là le mérite ; J'en ai fort peu, sans doute, et vous en faites foi : Mais j'espère aux bontés qu'une autre aura pour moi ; Et j'en sais de qui l'âme, à ma retraite ouverte, Consentira sans honte à réparer ma perte.
Mariane
La perte n'est pas grande, vous vous consolerez facilement.
La perte n'est pas grande, et de ce changement Vous vous consolerez assez facilement.
Valère
Je ferai de mon mieux, croyez-moi. Quand on nous oublie, l'honneur exige qu'on oublie aussi, ou au moins qu'on fasse semblant. C'est lâche de montrer de l'amour pour qui nous abandonne.
J'y ferai mon possible, et vous le pouvez croire. Un cœur qui nous oublie, engage notre gloire. Il faut à l'oublier, mettre aussi tous nos soins. Si l'on n'en vient à bout, on le doit feindre au moins ; Et cette lâcheté jamais ne se pardonne, De montrer de l'amour pour qui nous abandonne.
Mariane
Quel noble sentiment !
Ce sentiment, sans doute, est noble, et relevé.
Valère
Tout le monde l'approuve. Vous voudriez que je reste amoureux de vous pour toujours pendant que vous épousez un autre ? Que je ne donne pas mon cœur ailleurs ?
Fort bien, et d'un chacun il doit être approuvé. Hé quoi ! vous voudriez qu'à jamais, dans mon âme, Je gardasse pour vous les ardeurs de ma flamme ? Et vous visse, à mes yeux, passer en d'autres bras, Sans mettre ailleurs un cœur dont vous ne voulez pas ?
Mariane
Au contraire, c'est ce que je souhaite. J'aimerais que ce soit déjà fait.
Au contraire, pour moi, c'est ce que je souhaite ; Et je voudrais déjà que la chose fût faite.
Valère
Vous le voudriez ?
Vous le voudriez ?
Mariane
Oui.
Oui.
Valère
C'est assez m'insulter. Je vais vous satisfaire tout de suite.
C'est assez m'insulter, Madame, et de ce pas je vais vous contenter.
Mariane
Très bien.
Fort bien.
Valère
Souvenez-vous que c'est vous qui me forcez à cet extrême.
Souvenez-vous au moins, que c'est vous-même Qui contraignez mon cœur à cet effort extrême.
Mariane
Oui.
Oui.
Valère
Et je ne fais que suivre votre exemple.
Et que le dessein que mon âme conçoit, N'est rien qu'à votre exemple.
Mariane
Mon exemple, soit.
À mon exemple, soit.
Valère
Parfait. Vous allez être exaucée.
Suffit ; vous allez être à point nommé servie.
Mariane
Tant mieux.
Tant mieux.
Valère
Vous me voyez pour la dernière fois.
Vous me voyez, c'est pour toute ma vie.
Mariane
Parfait.
À la bonne heure.
Valère
Hein ?
Euh ?
Mariane
Quoi ?
Quoi ?
Valère
Vous ne m'appelez pas ?
Ne m'appelez-vous pas ?
Mariane
Moi ? Vous rêvez.
Moi ! vous rêvez.
Valère
Bon, je m'en vais alors. Adieu, madame.
Hé bien, je poursuis donc mes pas. Adieu, Madame.
Mariane
Adieu, monsieur.
Adieu, Monsieur.
Dorine
Vous êtes fous tous les deux ! Je vous ai laissés vous disputer pour voir jusqu'où ça irait. Hé, monsieur Valère !
Pour moi, je pense Que vous perdez l'esprit, par cette extravagance ; Et je vous ai laissé tout du long quereller, Pour voir où tout cela pourrait enfin aller. Holà, Seigneur Valère.
Valère
Que veux-tu, Dorine ?
Hé, que veux-tu, Dorine ?
Dorine
Venez ici.
Venez ici.
Valère
Non, je suis trop fâché. Laisse-moi faire ce qu'elle veut.
Non, non, le dépit me domine. Ne me détourne point de ce qu'elle a voulu.
Dorine
Arrêtez.
Arrêtez.
Valère
Non, c'est décidé.
Non, vois-tu, c'est un point résolu.
Dorine
Ah !
Ah.
Mariane
Ma présence le fait souffrir, je ferais mieux de partir.
Il souffre à me voir, ma présence le chasse ; Et je ferai bien mieux, de lui quitter la place.
Dorine
Où allez-vous ?
À l'autre. Où courez-vous ?
Mariane
Laisse-moi.
Laisse.
Dorine
Revenez.
Il faut revenir.
Mariane
Non, Dorine, n'insiste pas.
Non, non, Dorine, en vain tu veux me retenir.
Valère
Je vois que ma vue la torture, je ferais mieux de partir.
Je vois bien que ma vue est pour elle un supplice ; Et sans doute, il vaut mieux que je l'en affranchisse.
Dorine
Encore ? Au diable si je vous laisse faire ! Arrêtez cette comédie et venez ici tous les deux.
Encor ? Diantre soit fait de vous, si je le veux. Cessez ce badinage, et venez çà tous deux.
Valère
Qu'est-ce que tu veux ?
Mais quel est ton dessein ?
Mariane
Qu'est-ce que tu fais ?
Qu'est-ce que tu veux faire ?
Dorine
Vous réconcilier et vous sortir de là. Vous êtes fou de vous disputer comme ça ?
Vous bien remettre ensemble, et vous tirer d'affaire. Êtes-vous fou, d'avoir un pareil démêlé ?
Valère
Tu n'as pas entendu comment elle m'a parlé ?
N'as-tu pas entendu comme elle m'a parlé ?
Dorine
Et vous, vous êtes folle de vous emporter ?
Êtes-vous folle, vous, de vous être emportée ?
Mariane
Tu n'as pas vu comment il m'a traitée ?
N'as-tu pas vu la chose, et comme il m'a traitée ?
Dorine
Vous êtes bêtes tous les deux. Elle ne veut que vous, j'en témoigne. Et lui ne veut que vous épouser, j'en mets ma main au feu.
Sottise des deux parts. Elle n'a d'autre soin, Que de se conserver à vous, j'en suis témoin. Il n'aime que vous seule, et n'a point d'autre envie Que d'être votre Époux ; j'en réponds sur ma vie.
Mariane
Pourquoi m'avoir donné ce conseil alors ?
Pourquoi donc me donner un semblable conseil ?
Valère
Pourquoi me demander conseil là-dessus ?
Pourquoi m'en demander sur un sujet pareil ?
Dorine
Vous êtes fous. Donnez-vous la main. Allez, vous.
Vous êtes fous tous deux. Çà, la main l'un, et l'autre. Allons, vous.
Valère
Pourquoi ma main ?
À quoi bon ma main ?
Dorine
Et vous, la vôtre.
Ah ! çà, la vôtre.
Mariane
À quoi ça sert ?
De quoi sert tout cela ?
Dorine
Allez, vite ! Vous vous aimez plus que vous ne croyez.
Mon Dieu, vite, avancez. Vous vous aimez tous deux plus que vous ne pensez.
Valère
Ne fais pas ça à contrecœur et regarde-moi sans haine.
Mais ne faites donc point les choses avec peine, Et regardez un peu les Gens sans nulle haine.
Dorine
Franchement, les amoureux sont vraiment fous !
À vous dire le vrai, les Amants sont bien fous !
Valère
J'ai raison de me plaindre, non ? N'êtes-vous pas méchante de me dire des choses blessantes ?
Ho çà, n'ai-je pas lieu de me plaindre de vous ? Et pour n'en point mentir, n'êtes-vous pas méchante, De vous plaire à me dire une chose affligeante ?
Mariane
Et vous, n'êtes-vous pas le plus ingrat...
Mais vous, n'êtes-vous pas l'Homme le plus ingrat...
Dorine
On réglera ça plus tard. Occupons-nous d'empêcher ce mariage.
Pour une autre saison, laissons tout ce débat, Et songeons à parer ce fâcheux Mariage.
Mariane
Dis-nous comment faire.
Dis-nous donc quels ressorts il faut mettre en usage.
Dorine
On va tout essayer. Votre père délire. Mais vous, faites semblant d'accepter pour gagner du temps et retarder ce mariage. En gagnant du temps, on arrange tout. Prétextez une maladie soudaine, ou de mauvais présages : vous avez croisé un mort, cassé un miroir, rêvé d'eau trouble. L'avantage, c'est qu'on ne peut pas vous marier sans votre oui. Mais évitez qu'on vous voie ensemble. Partez, mobilisez vos amis pour qu'on respecte la promesse faite. On va convaincre Cléante et Elmire de nous aider. Adieu.
Nous en ferons agir de toutes les façons. Votre père se moque, et ce sont des chansons. Mais, pour vous, il vaut mieux qu'à son extravagance, D'un doux consentement vous prêtiez l'apparence, Afin qu'en cas d'alarme, il vous soit plus aisé De tirer en longueur cet hymen proposé. En attrapant du temps, à tout on remédie. Tantôt vous payerez de quelque maladie, Qui viendra tout à coup, et voudra des délais. Tantôt vous payerez de présages mauvais ; Vous aurez fait d'un Mort la rencontre fâcheuse, Cassé quelque Miroir, ou songé d'eau bourbeuse. Enfin le bon de tout, c'est qu'à d'autres qu'à lui, On ne vous peut lier, que vous ne disiez oui. Mais pour mieux réussir, il est bon, ce me semble, Qu'on ne vous trouve point tous deux parlant ensemble. Sortez, et sans tarder, employez vos Amis Pour vous faire tenir ce qu'on vous a promis. Nous allons réveiller les efforts de son Frère, Et dans notre Parti jeter la Belle-Mère. Adieu.
Valère
Quoi qu'on fasse, mon plus grand espoir reste en toi.
Quelques efforts que nous préparions tous, Ma plus grande espérance, à vrai dire, est en vous.
Mariane
Je ne peux pas contrôler mon père, mais je n'épouserai que Valère.
Je ne vous réponds pas des volontés d'un Père ; Mais je ne serai point à d'autre qu'à Valère.
Valère
Que je suis heureux ! Et quoi qu'il arrive...
Que vous me comblez d'aise ! Et quoi que puisse oser...
Dorine
Les amoureux ne se lassent jamais de parler ! Sortez, je vous dis !
Ah ! jamais les Amants ne sont las de jaser. Sortez, vous dis-je.
Valère
Mais...
Enfin...
Dorine
Quel bavardage ! Partez par là, et vous par ici.
Quel caquet est le vôtre ! Tirez de cette part ; et vous, tirez de l'autre.
Molière
Écrit par Molière Suivre