Acte IV, scène 1

Cléante démonte l'hypocrisie de Tartuffe

Dans cette joute verbale magistrale, Cléante démonte méthodiquement l'hypocrisie de Tartuffe. Tartuffe multiplie les faux-fuyants religieux et accepte l'héritage "pour éviter qu'il tombe en de mauvaises mains". Cléante, avec une logique implacable et une ironie mordante, expose la contradiction fondamentale. Comment un vrai chrétien peut-il invoquer Dieu pour refuser le pardon et voler un héritage ? Acculé, Tartuffe s'échappe lâchement en prétextant ses prières. Cette scène révèle l'intelligence lucide de Cléante, seul personnage capable d'affronter Tartuffe sur le terrain théologique, mais aussi l'habileté rhétorique du faux dévot qui manie la casuistique religieuse pour justifier sa cupidité.

Cléante

Cléante
Beau-frère d'Orgon,

Tartuffe

Tartuffe
Imposteur et faux dévot

Version Moderne

Version Originale

Cléante
Tout le monde parle du scandale. Je vais être direct : mettons que Damis ait tort et que vous soyez innocent. Un bon chrétien ne devrait-il pas pardonner ? Faut-il qu'un fils soit chassé pour ça ? Tout le monde est choqué. Arrangez les choses au lieu de les envenimer. Réconciliez le père et le fils.
Oui, tout le monde en parle, et vous m'en pouvez croire. L'éclat que fait ce bruit, n'est point à votre gloire ; Et je vous ai trouvé, Monsieur, fort à propos, Pour vous en dire net ma pensée en deux mots. Je n'examine point à fond ce qu'on expose, Je passe là-dessus, et prends au pis la chose. Supposons que Damis n'en ait pas bien usé, Et que ce soit à tort qu'on vous ait accusé : N'est-il pas d'un Chrétien, de pardonner l'offense, Et d'éteindre en son cœur tout désir de vengeance ? Et devez-vous souffrir, pour votre démêlé, Que du Logis d'un Père, un Fils soit exilé ? Je vous le dis encore, et parle avec franchise ; Il n'est petit, ni grand, qui ne s'en scandalise ; Et si vous m'en croyez, vous pacifierez tout, Et ne pousserez point les affaires à bout. Sacrifiez à Dieu toute votre colère, Et remettez le Fils en grâce avec le père.
Tartuffe
Hélas ! Je lui pardonne tout, vraiment. Mais Dieu ne le permet pas. S'il revient, je devrai partir. Les gens diraient que c'est du calcul, que j'ai peur et que je veux l'acheter pour qu'il se taise.
Hélas ! je le voudrais, quant à moi, de bon cœur ; Je ne garde pour lui, Monsieur, aucune aigreur, Je lui pardonne tout, de rien je ne le blâme, Et voudrais le servir du meilleur de mon âme : Mais l'intérêt du Ciel n'y saurait consentir ; Et s'il rentre céans, c'est à moi d'en sortir. Après son action qui n'eut jamais d'égale, Le commerce, entre nous, porterait du scandale : Dieu sait ce que d'abord tout le monde en croirait ; À pure politique, on me l'imputerait ; Et l'on dirait partout, que me sentant coupable, Je feins, pour qui m'accuse, un zèle charitable ; Que mon cœur l'appréhende, et veut le ménager, Pour le pouvoir, sous main, au silence engager.
Cléante
Vos excuses ne tiennent pas. Pourquoi parler au nom de Dieu ? Il n'a pas besoin de vous pour punir. Pensez plutôt au pardon qu'il commande. Le qu'en-dira-t-on vous empêche de faire le bien ? Non, faisons ce que Dieu demande, c'est tout.
Vous nous payez ici d'excuses colorées, Et toutes vos raisons, Monsieur, sont trop tirées. Des intérêts du Ciel, pourquoi vous chargez-vous ? Pour punir le coupable, a-t-il besoin de nous ? Laissez-lui, laissez-lui le soin de ses vengeances, Ne songez qu'au pardon qu'il prescrit des offenses ; Et ne regardez point aux jugements humains, Quand vous suivez du Ciel les ordres souverains. Quoi ! le faible intérêt de ce qu'on pourra croire, D'une bonne action, empêchera la gloire ? Non, non, faisons toujours ce que le Ciel prescrit, Et d'aucun autre soin ne nous brouillons l'esprit.
Tartuffe
Je vous l'ai dit, je lui pardonne et c'est ce que Dieu demande. Mais après le scandale et l'affront d'aujourd'hui, Dieu ne me demande pas de vivre avec lui.
Je vous ai déjà dit que mon cœur lui pardonne, Et c'est faire, Monsieur, ce que le Ciel ordonne : Mais après le scandale, et l'affront d'aujourd'hui, Le Ciel n'ordonne pas que je vive avec lui.
Cléante
Et Dieu vous ordonne d'écouter les caprices d'un père ? D'accepter qu'on vous donne un héritage auquel vous n'avez aucun droit ?
Et vous ordonne-t-il, Monsieur, d'ouvrir l'oreille À ce qu'un pur caprice à son Père conseille ? Et d'accepter le don qui vous est fait d'un bien Où le droit vous oblige à ne prétendre rien.
Tartuffe
Ceux qui me connaissent savent que je ne suis pas intéressé. Les biens matériels ne m'attirent pas, leur éclat ne me trompe pas. Si j'accepte cette donation du père, c'est uniquement parce que j'ai peur que cet argent tombe entre de mauvaises mains. Que des gens en fassent un mauvais usage alors que moi, je l'utiliserais pour la gloire de Dieu et le bien des autres.
Ceux qui me connaîtront, n'auront pas la pensée Que ce soit un effet d'une âme intéressée. Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d'appas, De leur éclat trompeur je ne m'éblouis pas ; Et si je me résous à recevoir du Père Cette donation qu'il a voulu me faire, Ce n'est à dire vrai, que parce que je crains Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains ; Qu'il ne trouve des Gens, qui l'ayant en partage, En fassent, dans le Monde, un criminel usage ; Et ne s'en servent pas, ainsi que j'ai dessein, Pour la gloire du Ciel, et le bien du Prochain.
Cléante
Arrêtez ces scrupules qui volent l'héritier ! Laissez-le gérer son bien comme il veut. Mieux vaut qu'il le gaspille que vous soyez accusé de vol. Comment avez-vous pu accepter sans honte ? La vraie foi enseigne-t-elle à voler les héritages ? Si vous ne pouvez pas vivre avec Damis, partez vous-même au lieu de le faire chasser. Votre réputation...
Hé, Monsieur, n'ayez point ces délicates craintes, Qui d'un juste héritier peuvent causer les plaintes. Souffrez, sans vous vouloir embarrasser de rien, Qu'il soit, à ses périls, possesseur de son bien ; Et songez qu'il vaut mieux encor qu'il en mésuse, Que si de l'en frustrer, il faut qu'on vous accuse. J'admire seulement que, sans confusion, Vous en ayez souffert la proposition : Car enfin, le vrai zèle a-t-il quelque maxime Qui montre à dépouiller l'héritier légitime ? Et s'il faut que le Ciel dans votre cœur ait mis Un invincible obstacle à vivre avec Damis, Ne vaudrait-il pas mieux, qu'en Personne discrète, Vous fissiez de céans une honnête retraite, Que de souffrir ainsi, contre toute raison, Qu'on en chasse, pour vous, le Fils de la Maison ? Croyez-moi, c'est donner de votre prud'homie, Monsieur...
Tartuffe
Il est trois heures et demie, Monsieur. J'ai des prières à faire là-haut, vous m'excuserez de vous quitter si vite.
Il est, Monsieur, trois heures et demie ; Certain devoir pieux me demande là-haut, Et vous m'excuserez, de vous quitter sitôt.
Cléante
Ah !
Ah !
Molière
Écrit par Molière Suivre