Acte IV, scène 5

Elmire démasque Tartuffe

Scène magistrale où Elmire démasque enfin Tartuffe devant Orgon caché sous la table. Elle feint de céder à ses avances, prétextant que son trouble lors de la scène avec Damis prouvait ses sentiments cachés. Tartuffe, méfiant puis conquis, exige des "preuves concrètes" de cet amour. Le moment clé survient quand Elmire invoque les scrupules religieux. Tartuffe révèle alors son cynisme absolu avec sa théorie de la casuistique - "pécher en silence n'est pas pécher", "l'intention pure justifie l'acte". Tartuffe pousse l'arrogance jusqu'à se vanter de manipuler Orgon "par le bout du nez", affirmant qu'il pourrait les voir ensemble sans que le mari ne croie rien. Cette hubris scelle sa perte - l'hypocrite s'est totalement dévoilé.

Tartuffe

Tartuffe
Imposteur et faux dévot

Elmire

Elmire
Epouse d'Orgon

Version Moderne

Version Originale

Tartuffe
On m'a dit que vous vouliez me parler.
On m'a dit qu'en ce lieu vous me vouliez parler.
Elmire
Oui, j'ai des secrets à vous dire. Fermez la porte et vérifiez qu'on ne nous surprenne pas. Pas comme tantôt ! Damis m'a fait très peur. J'ai essayé de le calmer, j'étais trop troublée pour le contredire. Mais finalement c'est mieux ainsi : mon mari vous adore tellement qu'il veut qu'on se voie souvent. Je peux donc être seule avec vous sans crainte et vous avouer que votre passion me touche.
Oui, l'on a des secrets à vous y révéler : Mais tirez cette Porte avant qu'on vous les dise, Et regardez partout, de crainte de surprise : Une affaire pareille à celle de tantôt, N'est pas assurément ici ce qu'il nous faut. Jamais il ne s'est vu de surprise de même, Damis m'a fait, pour vous, une frayeur extrême, Et vous avez bien vu que j'ai fait mes efforts Pour rompre son dessein, et calmer ses transports. Mon trouble, il est bien vrai, m'a si fort possédée, Que de le démentir je n'ai point eu l'idée : Mais par là, grâce au Ciel, tout a bien mieux été, Et les choses en sont dans plus de sûreté. L'estime où l'on vous tient, a dissipé l'orage, Et mon Mari, de vous, ne peut prendre d'ombrage. Pour mieux braver l'éclat des mauvais jugements, Il veut que nous soyons ensemble à tous moments ; Et c'est par où je puis, sans peur d'être blâmée, Me trouver ici seule avec vous enfermée, Et ce qui m'autorise à vous ouvrir un cœur Un peu trop prompt, peut-être, à souffrir votre ardeur.
Tartuffe
C'est surprenant, vous parliez différemment tout à l'heure.
Ce langage, à comprendre, est assez difficile, Madame, et vous parliez tantôt d'un autre style.
Elmire
Vous ne comprenez rien aux femmes ! Quand nous résistons faiblement, c'est qu'on cède. La pudeur nous fait dire non quand on pense oui. Je vous fais un aveu direct : pourquoi aurais-je protégé votre secret avec Damis ? Pourquoi aurais-je écouté votre déclaration avec douceur ? Pourquoi voudrais-je empêcher votre mariage avec Mariane ? Parce que je vous veux pour moi seule.
Ah ! si d'un tel refus vous êtes en courroux, Que le cœur d'une Femme est mal connu de vous ! Et que vous savez peu ce qu'il veut faire entendre, Lorsque si faiblement on le voit se défendre ! Toujours notre pudeur combat, dans ces moments, Ce qu'on peut nous donner de tendres sentiments. Quelque raison qu'on trouve à l'amour qui nous dompte, On trouve à l'avouer, toujours un peu de honte ; On s'en défend d'abord ; mais de l'air qu'on s'y prend, On fait connaître assez que notre cœur se rend ; Qu'à nos vœux, par honneur, notre bouche s'oppose, Et que de tels refus promettent toute chose. C'est vous faire, sans doute, un assez libre aveu, Et sur notre pudeur me ménager bien peu : Mais puisque la parole enfin en est lâchée, À retenir Damis, me serais-je attachée ? Aurais-je, je vous prie, avec tant de douceur, Écouté tout au long l'offre de votre cœur ? Aurais-je pris la chose ainsi qu'on m'a vu faire, Si l'offre de ce cœur n'eût eu de quoi me plaire ? Et lorsque j'ai voulu moi-même vous forcer À refuser l'hymen qu'on venait d'annoncer, Qu'est-ce que cette instance a dû vous faire entendre, Que l'intérêt qu'en vous on s'avise de prendre, Et l'ennui qu'on aurait que ce nœud qu'on résout, Vînt partager du moins un cœur que l'on veut tout ?
Tartuffe
Quel bonheur d'entendre ça ! Vous plaire est mon seul désir. Mais j'ai du mal à y croire. C'est peut-être une ruse pour stopper mon mariage ? Je ne croirai vos mots doux que si vous me donnez des preuves concrètes de votre amour.
C'est sans doute, Madame, une douceur extrême, Que d'entendre ces mots d'une bouche qu'on aime ; Leur miel, dans tous mes sens, fait couler à longs traits Une suavité qu'on ne goûta jamais. Le bonheur de vous plaire, est ma suprême étude, Et mon cœur, de vos vœux, fait sa béatitude ; Mais ce cœur vous demande ici la liberté, D'oser douter un peu de sa félicité. Je puis croire ces mots un artifice honnête, Pour m'obliger à rompre un hymen qui s'apprête ; Et s'il faut librement m'expliquer avec vous, Je ne me fierai point à des propos si doux, Qu'un peu de vos faveurs, après quoi je soupire, Ne vienne m'assurer tout ce qu'ils m'ont pu dire, Et planter dans mon âme une constante foi Des charmantes bontés que vous avez pour moi.
Elmire
Déjà si pressé ? Mon aveu ne suffit pas ? Il vous faut tout, tout de suite ?
Quoi ! vous voulez aller avec cette vitesse, Et d'un cœur, tout d'abord, épuiser la tendresse ? On se tue à vous faire un aveu des plus doux, Cependant ce n'est pas encore assez pour vous ; Et l'on ne peut aller jusqu'à vous satisfaire, Qu'aux dernières faveurs on ne pousse l'affaire ?
Tartuffe
C'est trop beau pour être vrai. Les mots ne suffisent pas, j'ai besoin de preuves réelles pour y croire.
Moins on mérite un bien, moins on l'ose espérer ; Nos vœux, sur des discours, ont peine à s'assurer ; On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire, Et l'on veut en jouir, avant que de le croire. Pour moi, qui crois si peu mériter vos bontés, Je doute du bonheur de mes témérités ; Et je ne croirai rien, que vous n'ayez, Madame, Par des réalités, su convaincre ma flamme.
Elmire
Votre désir est tyrannique ! Vous me troublez, vous êtes trop pressant. Vous abusez de ma faiblesse pour vous.
Mon Dieu, que votre amour, en vrai Tyran agit ! Et qu'en un trouble étrange il me jette l'esprit ! Que sur les cœurs il prend un furieux empire ! Et qu'avec violence il veut ce qu'il désire ! Quoi ! de votre poursuite, on ne peut se parer, Et vous ne donnez pas le temps de respirer ? Sied-il bien de tenir une rigueur si grande ? De vouloir sans quartier, les choses qu'on demande ? Et d'abuser ainsi, par vos efforts pressants, Du faible que pour vous, vous voyez qu'ont les Gens ?
Tartuffe
Si vous m'aimez vraiment, pourquoi refuser de le prouver ?
Mais si d'un œil bénin vous voyez mes hommages, Pourquoi m'en refuser d'assurés témoignages ?
Elmire
Mais le Ciel dont vous parlez toujours ?
Mais comment consentir à ce que vous voulez, Sans offenser le Ciel, dont toujours vous parlez ?
Tartuffe
Le Ciel ? Ce n'est pas un problème.
Si ce n'est que le Ciel qu'à mes vœux on oppose, Lever un tel obstacle, est à moi peu de chose, Et cela ne doit pas retenir votre cœur.
Elmire
Mais on nous fait peur avec le péché.
Mais des Arrêts du Ciel on nous fait tant de peur.
Tartuffe
Je connais l'art d'arranger les scrupules. Le Ciel interdit certains plaisirs mais on peut s'arranger avec lui. Il suffit d'avoir de bonnes intentions pour que l'acte ne soit plus un péché. Laissez-vous guider, cédez à mon désir. Je prends tout le péché sur moi. Vous toussez beaucoup.
Je puis vous dissiper ces craintes ridicules, Madame, et je sais l'art de lever les scrupules. Le Ciel défend, de vrai, certains contentements ; Mais on trouve avec lui des accommodements. Selon divers besoins, il est une Science, D'étendre les liens de notre conscience, Et de rectifier le mal de l'action Avec la pureté de notre intention. De ces secrets, Madame, on saura vous instruire ; Vous n'avez seulement qu'à vous laisser conduire. Contentez mon désir, et n'ayez point d'effroi, Je vous réponds de tout, et prends le mal sur moi. Vous toussez fort, Madame.
Elmire
Oui, c'est terrible.
Oui, je suis au supplice.
Tartuffe
Un peu de réglisse ?
Vous plaît-il un morceau de ce jus de Réglisse ?
Elmire
Ce rhume est tenace, rien n'y fera.
C'est un rhume obstiné, sans doute, et je vois bien Que tous les jus du Monde, ici, ne feront rien.
Tartuffe
C'est fâcheux.
Cela, certe, est fâcheux.
Elmire
Plus que vous ne pensez.
Oui, plus qu'on ne peut dire.
Tartuffe
Vos scrupules sont faciles à lever. Personne ne saura rien. Le péché n'existe que s'il y a scandale. Pécher en silence n'est pas pécher.
Enfin votre scrupule est facile à détruire, Vous êtes assurée ici d'un plein secret, Et le mal n'est jamais que dans l'éclat qu'on fait. Le scandale du monde, est ce qui fait l'offense ; Et ce n'est pas pécher, que pécher en silence.
Elmire
Je vois qu'il faut céder et tout vous accorder. Vous ne vous contenterez pas de moins. C'est contre mon gré mais puisque vous exigez des preuves convaincantes, je dois m'y résoudre. Si c'est un péché, la faute est à celui qui m'y force.
Enfin je vois qu'il faut se résoudre à céder, Qu'il faut que je consente à vous tout accorder ; Et qu'à moins de cela, je ne dois point prétendre Qu'on puisse être content, et qu'on veuille se rendre. Sans doute, il est fâcheux d'en venir jusque-là, Et c'est bien malgré moi, que je franchis cela : Mais puisque l'on s'obstine à m'y vouloir réduire, Puisqu'on ne veut point croire à tout ce qu'on peut dire, Et qu'on veut des témoins qui soient plus convaincants, Il faut bien s'y résoudre, et contenter les Gens. Si ce consentement porte en soi quelque offense, Tant pis pour qui me force à cette violence ; La faute assurément n'en doit pas être à moi.
Tartuffe
Oui, Madame, j'en prends la responsabilité...
Oui, Madame, on s'en charge, et la chose de soi...
Elmire
Vérifiez que mon mari n'est pas dans le couloir.
Ouvrez un peu la Porte, et voyez, je vous prie, Si mon Mari n'est point dans cette Galerie.
Tartuffe
Pourquoi vous inquiéter de lui ? Je le mène par le bout du nez. Il pourrait nous voir qu'il ne croirait rien.
Qu'est-il besoin pour lui, du soin que vous prenez ? C'est un Homme, entre nous, à mener par le nez. De tous nos entretiens, il est pour faire gloire, Et je l'ai mis au point de voir tout, sans rien croire.
Elmire
Peu importe, allez vérifier partout dehors.
Il n'importe, sortez, je vous prie, un moment, Et partout, là dehors, voyez exactement.
Molière
Écrit par Molière Suivre