Acte V, scène 1

La cassette compromettante

L'acte s'ouvre sur la panique d'Orgon qui révèle l'ampleur du piège. La cassette contient des papiers compromettants de son ami Argas, exilé politique, qu'il a naïvement confiés à Tartuffe sur ses conseils "pour pouvoir nier sans mentir". Double trahison donc - envers l'État et envers un ami. Face à l'effondrement d'Orgon qui bascule dans l'autre extrême ("Je hais tous les dévots !"), Cléante reste la voix de la sagesse. Dans une tirade magistrale sur la modération, il dénonce la tendance d'Orgon aux excès, d'une confiance aveugle à une haine généralisée. Sa leçon finale résonne comme la morale de la pièce : distinguer la vraie vertu de l'apparence, éviter les jugements hâtifs, et si l'on doit se tromper, "mieux vaut pécher par excès de confiance" que de cynisme. Cléante incarne la raison face aux passions destructrices d'Orgon.

Cléante

Cléante
Beau-frère d'Orgon,

Orgon

Orgon
Mari d'Elmire, père de Damis et de Mariane

Version Moderne

Version Originale

Cléante
Où cours-tu ?
Où voulez-vous courir ?
Orgon
Je ne sais pas !
Las ! que sais-je ?
Cléante
Calme-toi. Réfléchissons à ce qu'on peut faire.
Il me semble Que l'on doit commencer par consulter ensemble, Les choses qu'on peut faire en cet événement.
Orgon
Cette cassette me terrifie, c'est pire que tout le reste.
Cette Cassette-là me trouble entièrement. Plus que le reste encore, elle me désespère.
Cléante
Qu'est-ce qu'elle contient ?
Cette Cassette est donc un important mystère ?
Orgon
Mon ami Argas, avant de fuir, m'a confié ces papiers en secret. Sa vie et ses biens en dépendent.
C'est un dépôt qu'Argas, cet Ami que je plains, Lui-même, en grand secret, m'a mis entre les mains. Pour cela, dans sa fuite, il me voulut élire ; Et ce sont des papiers, à ce qu'il m'a pu dire, Où sa vie, et ses biens, se trouvent attachés.
Cléante
Pourquoi les as-tu donnés à Tartuffe ?
Pourquoi donc les avoir en d'autres mains lâchés ?
Orgon
Par scrupule religieux. Je lui ai tout raconté et il m'a convaincu de lui confier la cassette. Comme ça, si on m'interrogeait, je pourrais nier sans mentir puisque je ne l'aurais plus.
Ce fut par un motif de Cas de Conscience. J'allai droit à mon Traître en faire confidence, Et son raisonnement me vint persuader De lui donner plutôt la Cassette à garder ; Afin que pour nier, en cas de quelque enquête, J'eusse d'un faux-fuyant, la faveur toute prête, Par où ma conscience eût pleine sûreté À faire des serments contre la vérité.
Cléante
Tu es mal parti. La donation et cette cassette, c'était vraiment imprudent. Il te tient complètement. L'affronter était dangereux, tu aurais dû être plus malin.
Vous voilà mal, au moins si j'en crois l'apparence, Et la donation, et cette confidence, Sont, à vous en parler selon mon sentiment, Des démarches, par vous, faites légèrement. On peut vous mener loin avec de pareils gages, Et cet Homme, sur vous, ayant ces avantages, Le pousser est encor grande imprudence à vous, Et vous deviez chercher quelque biais plus doux.
Orgon
Une telle méchanceté sous un masque de piété ! Je l'ai recueilli quand il n'avait rien ! C'est fini, je hais tous les dévots maintenant. Je vais devenir pire qu'un démon avec eux.
Quoi ! sous un beau semblant de ferveur si touchante, Cacher un cœur si double, une âme si méchante ? Et moi qui l'ai reçu gueusant, et n'ayant rien... C'en est fait, je renonce à tous les Gens de bien. J'en aurai désormais une horreur effroyable, Et m'en vais devenir, pour eux, pire qu'un Diable.
Cléante
Voilà tes excès habituels ! Tu passes toujours d'un extrême à l'autre. Tu reconnais qu'un faux dévot t'a trompé et maintenant tu veux haïr tous les vrais croyants ? Parce qu'un escroc t'a dupé, tous seraient des escrocs ? C'est absurde. Apprends à distinguer la vraie vertu de l'apparence. Ne juge pas trop vite. Évite l'imposture mais respecte la vraie foi. Si tu dois te tromper, mieux vaut pécher par excès de confiance.
Hé bien, ne voilà pas de vos emportements ! Vous ne gardez en rien les doux tempéraments. Dans la droite raison, jamais n'entre la vôtre ; Et toujours, d'un excès, vous vous jetez dans l'autre. Vous voyez votre erreur, et vous avez connu, Que par un zèle feint vous étiez prévenu : Mais pour vous corriger, quelle raison demande Que vous alliez passer dans une erreur plus grande, Et qu'avecque le cœur d'un perfide Vaurien, Vous confondiez les cœurs de tous les Gens de bien ? Quoi ! parce qu'un fripon vous dupe avec audace, Sous le pompeux éclat d'une austère grimace, Vous voulez que partout on soit fait comme lui, Et qu'aucun vrai Dévot ne se trouve aujourd'hui ? Laissez aux Libertins ces sottes conséquences, Démêlez la Vertu d'avec ses apparences, Ne hasardez jamais votre estime trop tôt, Et soyez, pour cela, dans le milieu qu'il faut. Gardez-vous, s'il se peut, d'honorer l'Imposture : Mais au vrai zèle aussi n'allez pas faire injure ; Et s'il vous faut tomber dans une extrémité, Péchez plutôt encor de cet autre côté.
Molière
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