Acte 3, Scène 1

Dom Juan et Sganarelle discutent médecine et religion

Sganarelle se retrouve déguisé en médecin. Il discute avec Dom Juan de la crédulité des gens vis-à-vis de la médecine. La discussion dévie ensuite sur des questions philosophiques et théologiques, Sganarelle interrogeant Dom Juan sur ses croyances concernant le ciel, l'enfer, le diable. Dom Juan répond ne croire qu'à des choses factuelles, vérifiables. Sganarelle tente de défendre l'idée d'un créateur et de l'ordre dans l'univers, mais Dom Juan reste distant. Frustré, Sganarelle abandonne la discussion.
La mention du Moine Bourru, superstition répandue de l'époque montre que Sganarelle est peut être superstitieux avec d'être croyant. On retrouve dans cette scène, le débat cher à Molière sur la médecine. Cette méfiance de Dom Juan est directement alignée sur celle de Molière. Une position anti-médicale que l'on retrouve dans de nombreuses autres pièces comme Le Médecin Malgré Lui ou Le Malade Imaginaire. Cet alignement de positions au sujet de la médecine mais aussi de l'athéisme, entre le personnage et son auteur, laisse penser que Molière n'a pas dépeint là un personnage purement négatif mais qu'il lui prête des traits auxquels il souscrit lui-même.

Sganarelle

Sganarelle
Le valet de Dom Juan

Dom Juan

Dom Juan
Libertin

Version Moderne

Version Originale

Sganarelle
Franchement, Monsieur, admettez que j'avais raison. On est vraiment bien déguisés tous les deux, bien mieux qu'avec votre première idée.
Ma foi Monsieur, avouez que j’ai eu raison, et que nous voilà l’un et l’autre déguisés à merveille, votre premier dessein n’était point du tout à propos, et ceci nous cache bien mieux que tout ce que vous vouliez faire.
Dom Juan
C'est vrai, tu es bien habillé, je ne sais pas où tu as trouvé ces vêtements ridicules.
Il est vrai que te voilà bien, et je ne sais où tu as été déterrer cet attirail ridicule.
Sganarelle
Oui, c'est l'habit d'un vieux médecin que j'ai trouvé abandonné à l'endroit où je l'ai pris, et j'ai dû dépenser de l'argent pour l'avoir. Mais vous savez, Monsieur, cet habit me donne déjà de l'importance, on me salue dans la rue et on vient me consulter comme un homme savant.
Oui, c’est l’habit d’un vieux Médecin qui a été laissé en gage au lieu où je l’ai pris et il m’en a coûté de l’argent pour l’avoir. Mais savez-vous, Monsieur, que cet habit me met déjà en considération, que je suis salué des gens que je rencontre, et que l’on vient me consulter ainsi qu’un habile homme.
Dom Juan
Ah bon ?
Comment donc ?
Sganarelle
Oui, cinq ou six paysans ou paysannes m'ont demandé mon avis sur différentes maladies en me voyant passer.
Cinq ou six Paysans ou Paysannes, en me voyant passer, me sont venus demander mon avis sur différentes maladies.
Dom Juan
Et tu leur as dit que tu n'y connaissais rien ?
Tu leur as répondu, que tu n’y entendais rien.
Sganarelle
Pas du tout, j'ai joué le rôle à fond. J'ai discuté de leurs symptômes et leur ai donné une ordonnance à chacun d'eux.
Moi, point du tout, j’ai voulu soutenir l’honneur de mon habit, j’ai raisonné sur le mal, et leur ai fait ordonnance à chacun.
Dom Juan
Et tu leur as prescrit quoi ?
Et quels remèdes encore leur as-tu ordonnés ?
Sganarelle
Franchement, Monsieur, j'ai improvisé, j'ai donné des ordonnances au hasard, ce serait drôle si ces malades guérissaient et venaient me remercier.
Ma foi, Monsieur, j’en ai pris par où j’en ai pu attraper, j’ai fait mes ordonnances à l’aventure, et ce serait une chose plaisante si ces malades guérissaient, et qu’on me vînt remercier.
Dom Juan
Et pourquoi pas, pourquoi n'aurais-tu pas les mêmes privilèges que tous les autres médecins ? Ils n'ont pas plus de pouvoir que toi pour guérir les malades, et tout leur art n'est que du bluff, ils ne font que recevoir la gloire des succès, et tu peux profiter comme eux de la guérison du malade et voir tes remèdes attribués à la chance et à la nature.
Et pourquoi non, par quelle raison n’aurais-tu pas les mêmes privilèges qu’ont tous les autres Médecins ? Ils n’ont pas plus de part que toi aux guérisons des malades, et tout leur art est pure grimace, ils ne font rien que recevoir la gloire des heureux succès, et tu peux profiter comme eux du bonheur du malade, et voir attribuer à tes remèdes tout ce qui peut venir des faveurs du hasard, et des forces de la nature.
Sganarelle
Comment ça, Monsieur, vous ne croyez même pas en la médecine ?
Comment Monsieur, vous êtes aussi impie en Médecine.
Dom Juan
C'est une des plus grandes superstitions qu'il y ait parmi les hommes.
C’est une des grandes erreurs qui soit parmi les hommes.
Sganarelle
Quoi ! vous ne croyez pas au Séné, ni à la Casse, au Vin émétique ?
Quoi ! vous ne croyez pas au Séné, ni à la Casse, au Vin émétique ?
Dom Juan
Et pourquoi veux-tu que j’y croie ?
Et pourquoi veux-tu que j’y croie ?
Sganarelle
Vous êtes bien méchant, pourtant le Vin émétique a fait des miracles récemment. Il y a trois semaines, j'ai vu un effet merveilleux.
Vous avez l’âme bien méchante, cependant vous voyez depuis un temps que le Vin émétique fait bruire ses fuseaux, ses miracles ont converti les plus incrédules esprits, et il n’y a pas trois semaines que j’en ai vu, moi qui vous parle, un effet merveilleux.
Dom Juan
Ah oui ? Lequel ?
Et quel ?
Sganarelle
Un homme agonisait depuis six jours. Tous les traitements échouaient. A la fin, on lui a donné de l'émétique.
Il y avait un homme qui depuis six jours était à l’agonie. On ne savait plus que lui ordonner, et tous les remèdes ne faisaient rien ; on s’avisa à la fin de lui donner de l’émétique.
Dom Juan
Et il s'en est sorti ?
Il réchappa ?
Sganarelle
Non, il est mort.
Non, il mourut.
Dom Juan
C'est impressionnant.
L’effet est admirable.
Sganarelle
Mais laissons tomber la médecine, vous n'y croyez pas de toute façon. Parlons d'autre chose ; cet habit me rend intelligent, et je suis d'humeur à débattre avec vous. Vous m'autorisez toujours à débattre, tant que je ne vous fais pas de reproches.
Mais laissons-là la Médecine, où vous ne croyez point, et parlons des autres choses ; car cet habit me donne de l’esprit, et je me sens en humeur de disputer contre vous ; vous savez bien que vous me permettez les disputes, et que vous ne me défendez que les Remontrances.
Dom Juan
Et bien.
Et bien.
Sganarelle
Je veux connaître vos pensées. Est-il possible que vous ne croyez pas du tout au ciel ?
Je veux savoir un peu vos pensées à fonds ; est-il possible que vous ne croyez point du tout au Ciel ?
Dom Juan
Laissons cela.
Laissons cela.
Sganarelle
Donc, c'est non. Et l'enfer ?
C’est à dire que non ; et à l’enfer ?
Dom Juan
Eh.
Eh.
Sganarelle
Pareil. Et le diable, peut-être ?
Tout de même ; et au Diable s’il vous plaît ?
Dom Juan
Oui, oui.
Oui, oui.
Sganarelle
De même ; ne croyez-vous pas en la vie après la mort ?
Aussi peu ; ne croyez-vous point l’autre vie ?
Dom Juan
Ah, ah, ah.
Ah, ah, ah.
Sganarelle
Voilà un homme que j’aurais bien de la peine à convertir ; et dites-moi un peu, le Moine bourru, qu’en croyez vous ? eh !
Voilà un homme que j’aurais bien de la peine à convertir ; et dites-moi un peu, le Moine bourru, qu’en croyez vous ? eh !
Dom Juan
Qu'il aille au diable.
La peste soit du fat.
Sganarelle
Ça, ça m'énerve. Il n'y a rien de plus vrai que le Moine bourru. Je parierais ma vie là-dessus. Mais on doit quand même croire en quelque chose, non ? Alors, qu'est-ce que vous croyez ?
Et voilà ce que je ne puis souffrir, car il n’y a rien de plus vrai que le Moine bourru ; et je me ferais pendre pour celui-là ; mais encore faut-il croire quelque chose dans le monde, qu’est-ce donc que vous croyez ?
Dom Juan
Ce que je crois ?
Ce que je crois.
Sganarelle
Oui.
Oui.
Dom Juan
Je crois que deux et deux font quatre, Sganarelle et que quatre et quatre font huit.
Je crois que deux et deux font quatre, Sganarelle et que quatre et quatre font huit.
Sganarelle
Belle croyance que celle de l'arithmétique en tant que religion. Les gens ont vraiment des idées étranges. Vous, vous avez étudié, contrairement à moi, mais avec mon bon sens, je comprends que ce monde n'est pas apparu de lui-même. Qui a créé tout cela, les montagnes, la terre, le ciel là-haut ? Et vous, par exemple, vous êtes là, vous ne vous êtes pas créé tout seul. Il a bien fallu que votre père engrosse votre mère pour vous faire naître. Regardez tout ce qui compose le corps humain, c'est incroyable. Et moi, ici, avec des pensées qui se bousculent dans ma tête, et un corps qui obéit à mes ordres ! C'est merveilleux, n'est-ce pas ?
Belle croyance, et les beaux articles de foi que voici ; votre religion à ce que je vois, est donc l’arithmétique ; il faut avouer qu’il se met d’étranges folies dans la tête des hommes, et que pour avoir étudié on est bien moins sage le plus souvent ; pour moi Monsieur, je n’ai point étudié comme vous, Dieu merci, et personne ne se saurait vanter de m’avoir jamais rien appris ; mais avec mon petit sens et mon petit jugement je vois les choses mieux que tous vos livres, et je comprends fort bien que ce monde, que nous voyons, n’est pas un champignon qui soit venu tout seul en une nuit. Je voudrais bien vous demander qui a fait ces orbes-là, ces rochers, cette terre, et ce Ciel que voilà là-haut, et si tout cela s’est bâti de lui-même ; vous voilà vous par exemple, vous êtes là ; est-ce que vous vous êtes fait tout seul, et n’a-t-il pas fallu que votre père ait engrossé votre mère pour vous faire ? pouvez vous voir toutes ces inventions, dont la machine de l’homme est composée, sans admirer de quelle façon cela est agencé l’un dans l’autre ? ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ces... ce poumon, ce cœur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui sont là et qui... ah Dame interrompez-moi donc si vous voulez, je ne saurais disputer si l’on ne m’interrompt, vous vous taisez exprès, et me laissez parler par belle malice.
Dom Juan
J'attends que tu aies fini ton argumentation.
J’attends que ton raisonnement soit fini.
Sganarelle
Mon argument, c'est qu'il y a quelque chose de formidable dans l'homme, malgré ce que vous dites. Tous les savants ne peuvent pas l'expliquer. N'est-ce pas incroyable que je sois ici et que j'aie quelque chose dans la tête qui pense à des centaines de choses en même temps et qui me fait bouger comme je veux ? Je veux applaudir, lever le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, bouger les pieds, aller à droite, à gauche, en avant, en arrière, tourner...
Mon Raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme quoi que vous puissiez dire que tous les savants ne sauraient expliquer ; cela n’est-il pas merveilleux que me voilà ici ; et que j’aie quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment ; et fait de mon corps tout ce qu’il veut ! je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux aux Ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner,
Dom Juan
Et voilà, ton raisonnement ne tient plus la route.
Bon voilà ton raisonnement qui a le nez cassé.
Sganarelle
Zut, je suis bête de discuter avec vous. Croyez ce que vous voulez, après tout, qu'est-ce que ça peut me faire si vous êtes damné.
Morbleu je suis bien sot de raisonner avec vous, croyez ce que vous voudrez, il m’importe bien que vous soyez damné.
Dom Juan
En parlant de ça, je crois qu'on s'est perdus. Appelle cet homme là-bas pour lui demander notre chemin.
Mais tout en raisonnant, je crois que nous sommes égarés ; appelle un peu cet homme que voilà là-bas, pour lui demander le chemin.
Sganarelle
Hé là-bas, l'homme ! Hé, l'ami, un mot, s'il vous plaît.
Holà ho l’homme, ho mon compère, ho l’ami, un petit mot s’il vous plaît.
Molière
Écrit par Molière Suivre