Version Moderne
Version Originale
Peu importe ce qu'Aristote et les philosophes peuvent dire, rien n'est comparable au tabac. C'est la passion des gens respectables. Vivre sans tabac, c'est ne pas mériter de vivre. Il ne fait pas que réjouir et nettoyer l'esprit, il nous apprend aussi à être vertueux et à rester des gens honnêtes. Vous avez vu comment les gens sont généreux avec le tabac, offrant à tout le monde sans attendre qu'on leur demande ? Cela prouve que le tabac inspire l'honneur et la vertu. Mais laissons ça de côté et reprenons notre discussion. Donc, cher Gusman, Done Elvire, ta patronne, a été tellement surprise par notre départ qu'elle nous a suivis. Mon maître a tellement touché son cœur qu'elle ne peut pas vivre sans le chercher ici. Entre nous, je crains qu'elle ne soit déçue par son amour et que son voyage ici ne lui apporte rien. Vous auriez aussi bien fait de rester où vous étiez.
Quoique puisse dire Aristote et toute la Philosophie, il n’est rien d’égal au Tabac, c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre ; non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et leur apprend avec lui à demeurer honnête homme ; Ne voyez vous pas bien, dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner à droite et à gauche, partout où l’on se trouve ? On n’attend pas même qu’on en demande, et l’on court au-devant du souhait des gens, tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments d’honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent : Mais c’est assez de cette matière ; reprenons notre discours. Si bien donc, cher Gusman que Done Elvire, ta Maîtresse, surprise de notre départ, s’est mise en campagne après ; et son cœur, que mon Maître a su toucher trop fortement, n’a pu depuis vivre sans le venir chercher ici ; Veux-tu qu’entre nous, je te dise ma pensée, j’ai peur qu’elle soit mal payée de son amour, que son voyage en cette ville produise peu de fruit, et que vous eussiez autant gagné à ne bouger de là.
Pourquoi penses-tu ça, Sganarelle ? Ton maître t'a-t-il confié qu'il ne nous aime plus et que c'est pour ça qu'il est parti ?
Et la raison encore, dis-moi je te prie Sganarelle, qui peut t’inspirer de si mauvais augure ? ton Maître t’a-t-il découvert son cœur là-dessus, et t’a t-il dit qu’il eût pour nous quelque froideur qui l’ait obligé à partir ?
Non, mais je devine comment les choses se passent sans qu'il ait besoin de me le dire. Je me trompe peut-être, mais mon expérience me donne quelques indices.
Non pas, mais à vue de pays je connais à peu près le train des choses, et sans qu’il m’ait encore rien dit, je gagerais presque que l’affaire va là. Je pourrais peut-être me tromper, mais enfin sur de tels sujets l’expérience m’a donné quelque lumière.
Tu veux dire que ce départ soudain serait une trahison de la part de Dom Juan ? Il oserait faire ça à l'amour pur de Done Elvire ?
Quoi ! ce départ si peu prévu serait une infidélité de Dom Juan ! il pourrait faire cette injure aux chastes feux de Done Elvire !
Ce n'est pas qu'il soit sûr de lui, il n'a juste pas le courage.
Non, c’est qu’il est trop sûr encore qu’il n’a pas le courage.
Un homme de sa qualité ferait une action si lâche.
Un homme de sa qualité ferait une action si lâche.
Oh, oui. Son statut ne l'empêche pas de faire des choses répréhensibles.
Eh ! oui, sa qualité, la raison en est belle, et c’est par là qu’il s’empêcherait des choses.
Mais il est lié par les liens sacrés du mariage.
Mais les saints nœuds du mariage le tiennent engagé.
Mon pauvre Gusman, tu ne sais pas encore qui est Dom Juan.
Eh ! mon pauvre Gusman, mon ami, tu ne sais pas encore, crois-moi, quel homme c’est Dom Juan.
Si c'est vrai qu'il nous a fait ça, je ne sais pas quel genre d'homme il peut être. Je ne comprends pas comment, après tant d'amour et d'impatience, tant d'hommages, de vœux, de soupirs, de larmes, de lettres passionnées, de serments, il pourrait manquer à sa parole.
Je ne sais pas de vrai quel homme il peut être, s’il faut qu’il nous ait fait cette perfidie, et je ne comprends point comme après tant d’amour et tant d’impatience témoignée, tant d’hommages pressants, de vœux, de soupirs, et de larmes, tant de lettres passionnées, de protestations ardentes et de serments réitérés, tant de transports enfin, et tant d’emportements qu’il a fait paraître, jusques à forcer dans sa passion l’obstacle sacré d’un Convent pour mettre Done Elvire en sa puissance, je ne comprends pas, dis-je, comme après tout cela il aurait le cœur de pouvoir manquer à sa parole.
Pour moi, c'est facile à comprendre. Si tu connaissais l'homme, tu saurais qu'il peut facilement le faire. Je ne dis pas qu'il a changé d'avis sur Done Elvire ; je n'en suis pas sûr car il ne m'a pas parlé depuis son arrivée. Mais je te préviens que Dom Juan est le pire scélérat qui existe, un fou, un chien, un diable, un Turc, un hérétique qui ne croit en rien, qui vit comme un animal, un porc d'Épicure, un vrai Sardanapale. Il ignore tous les conseils chrétiens et considère nos croyances comme des sottises. Tu dis qu'il a épousé ta maîtresse, mais sache qu'il aurait fait plus pour satisfaire sa passion, et qu'il aurait pu t'épouser toi, son chien et son chat. Il se marie sans problème, c'est un piège pour séduire les femmes, et il en a épousé de toutes sortes partout. Si je te disais toutes leurs noms, on en aurait pour toute la journée. Tu es choqué par ce que je te dis, mais c'est juste un aperçu de qui il est. Il mériterait d'être frappé par la colère divine. Je préférerais être au diable qu'à lui. Il me fait voir tant d'horreurs que je souhaiterais qu'il soit déjà là où je pense. C'est terrifiant, mais je dois lui rester fidèle malgré ma peur. La peur me force à approuver ce que mon âme déteste. Le voilà qui arrive, séparons-nous. Écoute, je t'ai confié ça franchement et peut-être un peu trop vite. Mais si jamais il l'apprend, je dirai que tu as menti.
Je n’ai pas grande peine à le comprendre moi, et si tu connaissais le pèlerin, tu trouverais la chose assez facile pour lui ; je ne dis pas qu’il ait changé de sentiments pour Done Elvire, je n’en ai point de certitude encore ; tu sais que par son ordre je partis avant lui, et depuis son arrivée, il ne m’a point entretenu ; mais par précaution je t’apprends inter nos , que tu vois en Dom Juan mon Maître le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un Diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel ni Saint, ni Dieu, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d’Épicure, en vrai Sardanapale, ferme l’oreille à toutes les remontrances Chrétiennes qu’on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons ; tu me dis qu’il a épousé ta Maitresse, crois qu’il aurait plus fait pour contenter sa passion, et qu’avec elle il aurait encore épousé toi, son chien et son chat ; un mariage ne lui coûte rien à contracter, il ne se sert point d’autre piège pour attraper les belles, et c’est un épouseur à toutes mains, Dame, Damoiselle, Bourgeoise, Paysanne ; Il ne trouve rien de trop chaud ni de trop froid pour lui, et si je te disais le nom de toutes celles qu’il a épousées en divers lieux, ce serait un chapitre à durer jusques au soir ; tu demeures surpris et changes de couleur à ce discours ; ce n’est là qu’une ébauche du personnage ; et pour en achever le portrait, il faudrait bien d’autres coups de pinceau : Suffit qu’il faut que le courroux du Ciel l’accable quelque jour, qu’il me vaudrait bien mieux d’être au Diable qu’à lui, et qu’il me fait voir tant d’horreurs que je souhaiterais qu’il fût déjà je ne sais où. C’est une chose terrible, il faut que je lui sois fidèle en dépit que j’en aie ; la crainte en moi fait l’office du zèle, bride mes sentiments et me réduit à la complaisance d’applaudir bien souvent à ce que mon âme déteste ; le voila qui vient se promener dans ce Palais, séparons nous ; écoute, au moins je te fais confidence avec grande franchise, et cela m’est sorti un peu bien vite de la bouche ; mais s’il fallait qu’il en vînt quelque chose à ses oreilles, je dirais hautement que tu aurais menti.