Dom Juan ou le Festin de Pierre - Acte 1, Scène 2

Don Juan avoue à Sganarelle qu'il a un nouvel amour et justifie son attitude envers les femmes, affirmant qu'il ne peut résister à la beauté et qu'il aime conquérir le cœur des femmes. «… comme Alexandre je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.» [v36] Il lui annonce également son intention d'enlever une jeune fiancée. La scène met en lumière l'attitude de Don Juan envers les femmes, sa volonté de conquête et sa nature égoïste et impulsive. On y apprend qu'il a tué un Commandeur, acte qu'il ne regrette pas. Sganarelle essaie de lui dire que son mode de vie est choquant mais au final perd le fil de sa pensée face à l'éloquence de Don Juan. «j’avais les plus belles pensées du monde, et vos discours m’ont brouillé tout cela : laissez faire, une autre fois je mettrai mes raisonnements par écrit, pour disputer avec vous.» [v39]

Don Juan

Don Juan
Libertin

Sganarelle

Sganarelle
Le valet de Don Juan

Version Moderne

Version Originale

Don Juan
Qui était l'homme qui te parlait tout à l'heure ? On dirait bien Gusman, le serviteur de Done Elvire.
Quel homme te parlait là ? il a bien de l’air, ce me semble, du bon Gusman de Done Elvire.
Sganarelle
C'est bien lui, ou quelqu'un qui lui ressemble beaucoup.
C’est quelque chose aussi à peu près comme cela.
Don Juan
Vraiment, c'est lui ?
Quoi, c’est lui !
Sganarelle
Oui, c'est lui.
Lui-même.
Don Juan
Depuis quand est-il en ville ?
Et depuis quand est-il en cette Ville ?
Sganarelle
Depuis hier soir.
D’hier au soir.
Don Juan
Et pourquoi est-il venu ?
Et quel sujet l’amène ?
Sganarelle
Je pense que vous pouvez deviner ce qui le tracasse.
Je crois que vous jugez assez ce qui peut l’inquiéter.
Don Juan
Notre départ sans doute.
Notre départ sans doute.
Sganarelle
Oui, il est très contrarié par ça, et il m'a demandé pourquoi.
Le bon homme en est tout mortifié, et m’en demandait le sujet
Don Juan
Et tu lui as dit quoi ?
Et quelle Réponse as-tu faite ?
Sganarelle
Que vous ne m'en aviez rien dit.
Que vous ne m’en aviez rien dit.
Don Juan
Mais toi, qu'en penses-tu ? Quelle est ton idée sur la question ?
Mais encore, quelle est ta pensée là-dessus, que t’imagines-tu de cette affaire ?
Sganarelle
Moi ? Je pense, sans vouloir vous offenser, que vous avez dû tomber amoureux de quelqu'un d'autre.
Moi ? je crois, sans vous faire tort, que vous avez quelque nouvel amour en tête.
Don Juan
Vraiment ?
Tu le crois ?
Sganarelle
Oui.
Oui.
Don Juan
Eh bien, tu as raison. Je dois admettre qu'une nouvelle femme a remplacé Done Elvire dans mes pensées.
Ma foi tu ne te trompes pas, et je dois t’avouer qu’un autre objet a chassé Done Elvire, de ma pensée.
Sganarelle
Ah, je vous connais bien, mon Don Juan ! Je sais que vous êtes un grand séducteur. Vous aimez aller de l'une à l'autre et ne pas vous fixer.
Eh mon Dieu ! je sais mon Don Juan sur le bout du doigt, et connais votre cœur pour le plus grand coureur du monde ; il se plaît à se promener de lieux en lieux, et n’aime point à demeurer en place.
Don Juan
Tu ne penses pas que j'ai raison d'agir ainsi ?
Et ne trouves-tu pas que j’ai raison d’en user de la sorte ?
Sganarelle
Eh Monsieur.
Eh Monsieur.
Don Juan
Quoi ? parle.
Quoi ? parle.
Sganarelle
Évidemment, si c'est ce que vous voulez, on ne peut rien dire. Mais si vous ne le vouliez pas, ce serait autre chose.
Assurément que vous avez raison, si vous le voulez. On ne peut pas aller là contre ; mais si vous ne le vouliez pas, ce serait peut-être une autre affaire.
Don Juan
Très bien, je te donne la liberté de parler, et de me dire ce que tu penses.
Et bien, je te donne la liberté de parler, et de me dire tes sentiments.
Sganarelle
Dans ce cas, Monsieur, je vous dirai franchement que je n'approuve pas votre façon de faire, et que je trouve très mauvais d'aimer tout le monde comme vous le faites.
En ce cas, Monsieur, je vous dirai franchement que je n’approuve point votre méthode, et que je trouve fort vilain d’aimer de tous côtés comme vous faites.
Don Juan
Quoi ? Tu veux qu'on reste avec la première personne qu'on rencontre, qu'on abandonne tout pour elle, et qu'on ne regarde plus personne d'autre ? C'est ridicule de vouloir se vanter d'un faux honneur, d'être fidèle, de s'enfermer pour toujours dans une passion, et d'être mort pour toutes les autres beautés qui pourraient nous plaire ; non, la constance n'est bonne que pour les gens ridicules
Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ; la belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur, d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse pour toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ; non non, la constance n’est bonne que pour des ridicules : toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première, ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs ; pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence où elle nous entraine ; J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire une injustice aux autres ; Je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et je rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige ; quoi qu’il en soit je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable, et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous : les inclinations naissantes après tout ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement : on goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur, et à la mener doucement où nous avons envie de la faire venir ; mais lorsqu’on est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter, tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire ; enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent point se résoudre à borner leurs souhaits ; il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs, je me sens porté à aimer toute la terre, et comme Alexandre je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.
Sganarelle
Mon Dieu, vous parlez bien ! On dirait que vous avez appris tout ça par cœur, comme un livre.
Vertu de ma vie, comme vous débitez ; il semble que vous ayez appris par cœur cela, et vous parlez tout comme un Livre.
Don Juan
Qu’as tu à dire là-dessus.
Qu’as tu à dire là-dessus.
Sganarelle
Eh bien, je ne sais pas trop quoi dire. Vous présentez les choses de telle manière qu'on dirait que vous avez raison, mais en fait, ce n'est pas le cas. Vos paroles m'ont embrouillé. La prochaine fois, j'écrirai mes arguments pour débattre avec vous.
Ma foi, j’ai à dire, et je ne sais que dire, car vous tournez les choses d’une manière qu’il semble que vous ayez raison, et cependant il est vrai que vous ne l’avez pas ; j’avais les plus belles pensées du monde, et vos discours m’ont brouillé tout cela : laissez faire, une autre fois je mettrai mes raisonnements par écrit, pour disputer avec vous.
Don Juan
Tu ferais bien.
Tu feras bien.
Sganarelle
Mais Monsieur, est-ce que je peux vous dire que je suis un peu choqué par votre mode de vie ?
Mais Monsieur, cela serait-il de la permission que vous m’avez donnée, si je vous disais que je suis tant soit peu scandalisé de la vie que vous menez ?
Don Juan
Comment ça ? Quel mode de vie ?
Comment ? quelle vie est-ce que je mène ?
Sganarelle
Excellent, mais vous vous mariez tous les mois.
Fort bonne, mais par exemple je vous vois tous les mois vous marier comme vous faites.
Don Juan
Qu'y a-t-il de mal à cela ?
Y a-t-il Rien de plus agréable ?
Sganarelle
Oui, c'est amusant, et ça me conviendrait bien s'il n'y avait rien de mal à cela. Mais se moquer d'un sacrement...
Il est vrai, je conçois que cela est fort agréable et fort divertissant, et je m’en accommoderais assez moi, s’il n’y avait point de mal ; mais Monsieur se jouer ainsi d’un mystère sacré et,
Don Juan
Va, c'est une affaire entre le Ciel et moi, et nous la réglerons sans que tu t'en mêles.
Va, c’est une affaire entre le Ciel et moi, et nous la démêlerons bien ensemble, sans que tu t’en mettes en peine.
Sganarelle
Eh bien, j'ai toujours entendu dire qu'il ne faut pas se moquer du Ciel, et que les libertins ne finissent jamais bien.
Ma foi Monsieur, j’ai toujours ouï dire que c’est une méchante raillerie que se railler du Ciel, et que les libertins ne font jamais une bonne fin.
Don Juan
Assez, idiot ! Je t'ai déjà dit que je n'aime pas les moralisateurs.
Holà maître sot, vous savez que je vous ai dit que je n’aime pas les faiseurs de remontrances.
Sganarelle
Je ne m'adresse pas à vous, Dieu m'en préserve. Vous, vous savez ce que vous faites et si vous ne croyez en rien, vous avez vos raisons. Mais il y a des gens qui se croient tout permis juste parce qu'ils sont bien habillés et qu'ils ont l'air importants. Si j'avais un maître comme ça, je lui dirais clairement qu'il ne devrait pas se moquer du sacré. Je lui dirais: Vous pensez que parce que vous êtes bien habillé, tout vous est permis ? Vous devriez savoir que le Ciel punit toujours les mauvais comportements.
Je ne parle pas aussi à vous, Dieu m’en garde, vous savez ce que vous faites, et si vous ne croyez rien vous avez vos raisons : il y a de certains petits impertinents dans le monde, qui sont libertins sans savoir pourquoi, qui font les esprits forts parce qu’ils croient que cela leur sied bien, et si j’avais un maître comme cela, je lui dirais fort nettement, le regardant en face, osez-vous bien ainsi vous jouer du Ciel, et ne tremblez-vous point de vous moquer comme vous faites des choses les plus saintes c’est bien à vous petit ver de terre, petit myrmidon que vous êtes (je parle au maître que j’ai dit) c’est bien à vous à vouloir vous mêler de tourner en raillerie ce que tous les hommes révèrent ; pensez-vous que pour être de qualité, pour avoir une perruque blonde et bien frisée, des plumes à votre chapeau, un habit bien doré, et des rubans couleur de feu (ce n’est pas à vous que je parle, c’est à l’autre) pensez-vous dis-je que vous en soyez plus habile homme, que tout vous soit permis et qu’on n’ose vous dire vos vérités ? apprenez de moi qui suis votre valet, que le Ciel punit tôt ou tard les impies, qu’une méchante vie amène une méchante mort et que...
Don Juan
Tais-toi.
Paix.
Sganarelle
De quoi s'agit-il ?
De quoi est-il question ?
Don Juan
Parce qu'une jeune beauté a conquis mon cœur, et je l'ai suivie jusqu'ici.
Il est question de te dire qu’une jeune beauté me tient au cœur, et qu’entraîné par ses appas, je l’ai suivie jusque dans cette Ville.
Sganarelle
Et vous n'avez pas peur, Monsieur, à cause de ce Commandeur que vous avez tué il y a six mois ?
Et n’y craignez-vous rien, Monsieur, de la mort de ce Commandeur que vous tuâtes il y a six mois ?
Don Juan
Pourquoi j'aurais peur ? Je l'ai bien tué, non ?
Et pourquoi craindre ? ne l’ai-je pas bien tué.
Sganarelle
Très bien, il aurait tort de se plaindre.
Fort bien, le mieux du monde, il aurait tort de s’en plaindre.
Don Juan
J'ai été gracié pour cette affaire.
J’ai eu ma grâce de cette affaire.
Sganarelle
Oui, mais cette grâce n'effacera peut-être pas la colère des parents et des amis et...
Oui, mais cette grâce n’éteint pas peut-être le ressentiment des parents et des amis et...
Don Juan
Allons, ne pensons pas aux malheurs qui pourraient arriver, concentrons-nous sur le plaisir. La fille dont je parle est une jeune fiancée charmante, amenée ici par son futur mari. J'ai vu le couple quelques jours avant leur voyage. Ils étaient si heureux ensemble que ça m'a ému. J'ai été jaloux de les voir si proches, et ça a attisé mon désir. Je veux briser leur couple. Mais jusqu'à présent, j'ai échoué. Aujourd'hui, le fiancé veut l'emmener en balade en mer. Sans rien dire, j'ai tout préparé pour enlever la belle avec une barque et des hommes.
Ah, n’allons point songer au mal qui nous peut arriver, et songeons seulement à ce qui peut nous donner du plaisir : la personne dont je te parle est une jeune fiancée, la plus agréable du monde, qui a été conduite ici par celui même qu’elle y vient épouser, et le hasard m’a fait voir le couple d’amants trois ou quatre jours avant leur voyage. Jamais je n’ai vu deux personnes être si contents l’un de l’autre, et faire éclater plus d’amour : la tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs me donna de l’émotion, j’en fus frappé au cœur, et mon amour commença par la jalousie ; oui je ne pus souffrir d’abord de les voir si bien ensemble ; le dépit alluma mes désirs, et je me figurai un plaisir extrême à pouvoir troubler leur intelligence, et rompre cet attachement, dont la délicatesse de mon cœur se tenait offensé ; mais jusqu’ici tous mes efforts ont été inutiles, et j’ai recours au dernier remède ; cet Époux prétendu doit aujourd’hui régaler sa Maîtresse d’une promenade sur mer, sans avoir rien dit, toutes choses sont préparées pour satisfaire mon amour, et j’ai une petite barque et des gens, avec quoi fort facilement je prétends enlever la belle.
Sganarelle
Ah Monsieur !
Ah Monsieur !
Don Juan
Hein ?
Hein.
Sganarelle
Vous avez raison, il n'y a rien de mieux que de se faire plaisir.
C’est fort bien fait à vous, et vous le prenez comme il faut, il n’est rien tel en ce monde que de se contenter.
Don Juan
Alors prépare-toi à venir avec moi et n'oublie pas mes armes parce que... Ah, quelle mauvaise rencontre ! (apercevant done Elvire.) Traître, tu ne m'as pas dit qu'elle était ici.
Prépare-toi donc à venir avec moi, et prends soin toi-même d’apporter toutes mes armes afin que... Ah rencontre fâcheuse ! traître tu ne m’avais pas dit qu’elle était ici elle-même.
Sganarelle
Monsieur vous ne me l’aviez pas demandé.
Monsieur vous ne me l’aviez pas demandé.
Don Juan
Est-elle folle de ne pas avoir changé de vêtements et de venir ici avec sa tenue de campagne ?
Est-elle folle de n’avoir pas changé d’habit, et de venir dans ce lieu-ci avec son équipage de Campagne ?
Molière
Écrit par Molière Follow