les Fourberies de Scapin - Acte 2, Scène 8

Scapin propose à Argante de régler le problème du mariage de son fils en donnant de l'argent au frère de la fille, mais Argante refuse de payer les deux cents pistoles demandées.

Scapin

Scapin
Valet de Léandre, personnage principal

Argante

Argante
Père d'Octave et de Zerbinette.

Version Moderne

Version Originale

Scapin
Le voilà en train de réfléchir.
à part Le voilà qui rumine.
Argante
Quel manque de jugement et de respect ! S'engager ainsi ! Ah, la jeunesse insouciante !
se croyant seul. Avoir si peu de conduite et de considération ! s’aller jeter dans un engagement comme celui-là ! Ah ! ah ! jeunesse impertinente !
Scapin
Monsieur, je vous salue.
Monsieur, votre serviteur.
Argante
Bonjour, Scapin.
Bonjour, Scapin.
Scapin
Vous pensez à l'affaire de votre fils ?
Vous rêvez à l’affaire de votre fils ?
Argante
Je t'avoue que cela me rend très triste.
Je t’avoue que cela me donne un furieux chagrin.
Scapin
Monsieur, la vie est pleine de difficultés ; il est bon d'être constamment préparé, et j'ai entendu dire il y a longtemps une phrase d'un ancien que j'ai toujours retenue.
Monsieur, la vie est mêlée de traverses ; il est bon de s’y tenir sans cesse préparé, et j’ai ouï dire, il y a longtemps, une parole d’un ancien que j’ai toujours retenue.
Argante
Quoi ?
Quoi ?
Scapin
Qu'un père de famille qui a été absent de chez lui doit imaginer tous les problèmes désagréables auxquels il pourrait faire face à son retour, comme sa maison en feu, son argent volé, sa femme morte, son fils handicapé, sa fille corrompue ; et tout ce qui ne lui est pas arrivé, il doit le considérer comme de la bonne fortune. Pour ma part, j'ai toujours suivi cette leçon dans ma petite philosophie ; et je ne suis jamais rentré chez moi sans être prêt à affronter la colère de mes maîtres, les réprimandes, les injures, les coups de pied au derrière, les coups de bâton, les coups de cravache ; et tout ce qui ne m'est pas arrivé, je l'ai attribué à ma bonne destinée.
Que, pour peu qu’un père de famille ait été absent de chez lui, il doit promener son esprit sur tous les fâcheux accidents que son retour peut rencontrer, se figurer sa maison brûlée, son argent dérobé, sa femme morte, son fils estropié, sa fille subornée ; et ce qu’il trouve qui ne lui est point arrivé, l’imputer à bonne fortune. Pour moi, j’ai pratiqué toujours cette leçon dans ma petite philosophie ; et je ne suis jamais revenu au logis, que je ne me sois tenu prêt à la colère de mes maîtres, aux réprimandes, aux injures, aux coups de pied au cul, aux bastonnades, aux étrivières ; et ce qui a manqué à m’arriver, j’en ai rendu grâce à mon bon destin.
Argante
C'est bien. Mais ce mariage inopportun qui perturbe celui que nous voulons organiser est insupportable. J'ai consulté des avocats pour l'annuler.
Voilà qui est bien. Mais ce mariage impertinent qui trouble celui que nous voulons faire est une chose que je ne puis souffrir, et je viens de consulter des avocats pour le faire casser.
Scapin
Eh bien, monsieur, si vous me permettez, vous devriez essayer, par un autre moyen, de régler cette affaire. Vous savez ce que sont les procès dans ce pays, et vous allez vous enfoncer dans de graves problèmes.
Ma foi, monsieur, si vous m’en croyez, vous tâcherez, par quelque autre voie, d’accommoder l’affaire. Vous savez ce que c’est que les procès en ce pays-ci, et vous allez vous enfoncer dans d’étranges épines.
Argante
Tu as raison, je le vois bien. Mais quel autre moyen ?
Tu as raison, je le vois bien. Mais quelle autre voie ?
Scapin
J'en ai trouvé une. Votre tristesse m'a touché et m'a poussé à chercher une solution pour vous soulager. Je ne supporte pas de voir des pères honnêtes tourmentés par leurs enfants. J'ai toujours eu une affection particulière pour vous.
Je pense que j’en ai trouvé une. La compassion que m’a donnée tantôt votre chagrin m’a obligé à chercher dans ma tête quelque moyen pour vous tirer d’inquiétude ; car je ne saurois voir d’honnêtes pères chagrinés par leurs enfants, que cela ne m’émeuve ; et, de tout temps, je me suis senti pour votre personne une inclination particulière.
Argante
Je t'en suis reconnaissant.
Je te suis obligé.
Scapin
J'ai donc rencontré le frère de la fille qui s'est mariée. C'est un homme violent, qui ne parle que de combats et qui n'a aucun scrupule à tuer. Je lui ai parlé du mariage, lui ai montré comment il pourrait être annulé, en mettant en avant vos droits de père, votre influence, votre argent et vos amis. Finalement, il a accepté de régler l'affaire contre une somme d'argent. Il consentira à annuler le mariage si vous lui donnez de l'argent.
J’ai donc été trouver le frère de cette fille qui a été épousée. C’est un de ces braves de profession, de ces gens qui sont tous coups d’épée, qui ne parlent que d’échiner, et ne font non plus de conscience de tuer un homme que d’avaler un verre de vin. Je l’ai mis sur ce mariage, lui ai fait voir quelle facilité offroit la raison de la violence pour le faire casser, vos prérogatives du nom de père, et l’appui que vous donneroit auprès de la justice, et votre droit, et votre argent, et vos amis. Enfin je l’ai tant tourné de tous les côtés, qu’il a prêté l’oreille aux propositions que je lui ai faites d’ajuster l’affaire pour quelque somme ; et il donnera son consentement à rompre le mariage, pourvu que vous lui donniez de l’argent.
Argante
Combien a-t-il demandé ?
Et qu’a-t-il demandé ?
Scapin
Au début, il demandait une somme astronomique.
Oh ! d’abord, des choses par-dessus les maisons.
Argante
Combien ?
Et quoi ?
Scapin
Une somme extravagante.
Des choses extravagantes.
Argante
Mais combien ?
Mais encore ?
Scapin
Il parlait de cinq ou six cents pistoles.
Il ne parlait pas moins que de cinq ou six cents pistoles.
Argante
Que la fièvre l'étouffe! Il se moque de nous !
Cinq ou six cents fièvres quartaines qui le puissent serrer ! Se moque-t-il des gens ?
Scapin
C'est ce que je lui ai dit. J'ai rejeté ces propositions et lui ai fait comprendre que vous n'êtes pas un idiot pour donner autant. Finalement, après beaucoup de discussions, voici ce qu'il a dit. Il doit partir pour l'armée et a besoin d'argent pour s'équiper. Il a besoin d'un cheval et ne peut en avoir un décent pour moins de soixante pistoles.
C’est ce que je lui ai dit. J’ai rejeté bien loin de pareilles propositions, et je lui ai bien fait entendre que vous n’étiez point une dupe, pour vous demander des cinq ou six cents pistoles. Enfin, après plusieurs discours, voici où s’est réduit le résultat de notre conférence. Nous voilà au temps, m’a-t-il dit, que je dois partir pour l’armée ; je suis après à m’équiper, et le besoin que j’ai de quelque argent, me fait consentir, malgré moi, à ce qu’on me propose. Il me faut un cheval de service, et je n’en saurois avoir un qui soit tant soit peu raisonnable, à moins de soixante pistoles.
Argante
Très bien, je lui donnerai soixante pistoles.
Hé bien ! pour soixante pistoles, je les donne.
Scapin
Il aura aussi besoin d'un harnais et de pistolets, ce qui coûtera encore vingt pistoles.
Il faudra le harnais, et les pistolets ; et cela ira bien à vingt pistoles encore.
Argante
Donc, en tout, ça ferait quatre-vingts pistoles.
Vingt pistoles, et soixante, ce seroit quatre-vingts.
Scapin
Exactement.
Justement.
Argante
C'est beaucoup, mais bon, d'accord.
C’est beaucoup ; mais, soit ; je consens à cela.
Scapin
Il aura aussi besoin d'un cheval pour son valet, ce qui coûtera trente pistoles.
Il me faut aussi un cheval pour monter mon valet, qui coûtera bien trente pistoles.
Argante
Quoi ! Il peut marcher, il n'aura rien du tout.
Comment diantre ! Qu’il se promène, il n’aura rien du tout.
Scapin
Monsieur !
Monsieur !
Argante
Non, c’est un impertinent.
Non, c’est un impertinent.
Scapin
Vous voulez que son valet aille à pied ?
Voulez-vous que son valet aille à pied ?
Argante
Qu'il fasse comme il veut, lui et son maître.
Qu’il aille comme il lui plaira, et le maître aussi.
Scapin
Monsieur, ne soyez pas si radin. Ne cherchez pas à négocier, donnez simplement pour éviter des problèmes avec la justice.
Mon Dieu, monsieur, ne vous arrêtez point à peu de chose. N’allez point plaider, je vous prie ; et donnez tout pour vous sauver des mains de la justice.
Argante
D'accord, je donnerai aussi ces trente pistoles.
Hé bien ! soit ; je me résous à donner encore ces trente pistoles.
Scapin
Il me faut encore, a-t-il dit, un mulet pour porter...
Il me faut encore, a-t-il dit, un mulet pour porter...
Argante
Oh ! qu’il aille au diable avec son mulet ! C’en est trop ; et nous irons devant les juges.
Oh ! qu’il aille au diable avec son mulet ! C’en est trop ; et nous irons devant les juges.
Scapin
De grâce, Monsieur !
De grâce, Monsieur !
Argante
Non, je ne le ferai pas.
Non, je n’en ferai rien.
Scapin
Monsieur, un petit mulet.
Monsieur, un petit mulet.
Argante
Je ne lui donnerais même pas un âne.
Je ne lui donnerais pas seulement un âne.
Scapin
Réfléchissez...
Considérez...
Argante
Non, je préfère aller en justice.
Non, j’aime mieux plaider.
Scapin
Mais Monsieur, vous ne réalisez pas ce que cela implique. Le système judiciaire est complexe et plein de pièges. Vous devrez faire face à des huissiers, des procureurs, des avocats, des greffiers, des juges et leurs assistants. Chacun d'eux peut vous causer des problèmes. Vous pourriez être condamné sans le savoir, trahi par votre propre avocat, ou victime de jugements rendus en votre absence. Même si vous prenez toutes les précautions possibles, vous pourriez être surpris de découvrir que les juges ont été influencés contre vous. Si vous le pouvez, évitez cette situation. C'est un véritable enfer. Rien que l'idée d'un procès me donne envie de fuir aux Indes.
Eh ! Monsieur, de quoi parlez-vous là, et à quoi vous résolvez-vous ? Jetez les yeux sur les détours de la justice. Voyez combien d’appels et de degrés de juridiction, combien de procédures embarrassantes ; combien d’animaux ravissants, par les griffes desquels il vous faudra passer. Sergents, procureurs, avocats, greffiers, substituts, rapporteurs, juges, et leurs clercs. Il n’y a pas un de tous ces gens-là qui, pour la moindre chose, ne soit capable de donner un soufflet au meilleur droit du monde. Un sergent baillera de faux exploits, sur quoi vous serez condamné sans que vous le sachiez. Votre procureur s’entendra avec votre partie, et vous vendra à beaux deniers comptants. Votre avocat, gagné de même, ne se trouvera point lorsqu’on plaidera votre cause, ou dira des raisons qui ne feront que battre la campagne, et n’iront point au fait. Le greffier délivrera par contumace des sentences et arrêts contre vous. Le clerc du rapporteur soustraira des pièces, ou le rapporteur même ne dira pas ce qu’il a vu ; et quand, par les plus grandes précautions du monde, vous aurez paré tout cela, vous serez ébahi que vos juges auront été sollicités contre vous, ou par des gens dévots, ou par des femmes qu’ils aimeront. Eh ! monsieur, si vous le pouvez, sauvez-vous de cet enfer-là. C’est être damné dès ce monde que d’avoir à plaider ; et la seule pensée d’un procès serait capable de me faire fuir jusqu’aux Indes.
Argante
Combien demande-t-il pour le mulet ?
À combien est-ce qu’il fait monter le mulet ?
Scapin
Monsieur, pour le mulet, son cheval, le harnais, les pistolets et pour régler une petite dette à son aubergiste, il demande deux cents pistoles.
Monsieur, pour le mulet, pour son cheval, et celui de son homme, pour le harnois et les pistolets, et pour payer quelque petite chose qu’il doit à son hôtesse, il demande en tout deux cents pistoles.
Argante
Deux cents pistoles ?
Deux cents pistoles ?
Scapin
Oui.
Oui.
Argante
Très bien, nous irons en justice.
se promenant en colère Allons, allons ; nous plaiderons.
Scapin
Réfléchissez bien.
Faites réflexion.
Argante
Je vais en justice.
Je plaiderai.
Scapin
Ne vous précipitez pas...
Ne vous allez pas jeter...
Argante
Je veux aller en justice.
Je veux plaider.
Scapin
Mais pour plaider, il vous faudra de l'argent. Il vous en faudra pour les frais de justice, pour les avocats, pour les documents et les formalités. Il vous en faudra pour les consultations, les plaidoiries, les honoraires et les dépenses diverses. Sans parler des cadeaux qu'il faudra faire. Donnez cet argent à cet homme, et vous serez tranquille.
Mais pour plaider, il vous faudra de l’argent. Il vous en faudra pour l’exploit ; il vous en faudra pour le contrôle ; il vous en faudra pour la procuration, pour la présentation, les conseils, productions, et journées du procureur. Il vous en faudra pour les consultations et plaidoiries des avocats, pour le droit de retirer le sac, et pour les grosses d’écritures. Il vous en faudra pour le rapport des substituts, pour les épices de conclusion, pour l’enregistrement du greffier, façon d’appointements, sentences et arrêts, contrôles, signatures, et expéditions de leurs clercs, sans parler de tous les présents qu’il vous faudra faire. Donnez cet argent-là à cet homme-ci, vous voilà hors d’affaire.
Argante
Comment, deux cents pistoles !
Comment, deux cents pistoles !
Scapin
Oui, vous y gagnerez. J'ai calculé tous les frais de justice et en donnant deux cents pistoles à votre homme, il vous en restera au moins cent cinquante. Sans compter les soucis et les tracas que vous éviterez. Même si vous n'aviez qu'à supporter les bêtises que disent les avocats devant tout le monde, je préférerais donner trois cents pistoles plutôt que de plaider.
Oui, vous y gagnerez. J’ai fait un petit calcul en moi-même, de tous les frais de la justice ; et j’ai trouvé qu’en donnant deux cents pistoles à votre homme, vous en aurez de reste, pour le moins, cent cinquante, sans compter les soins, les pas et les chagrins que vous épargnerez. Quand il n’y auroit à essuyer que les sottises que disent devant tout le monde de méchants plaisants d’avocats, j’aimerais mieux donner trois cents pistoles, que de plaider.
Argante
Je m'en moque, je défie les avocats de dire quoi que ce soit sur moi.
Je me moque de cela, et je défie les avocats de rien dire de moi.
Scapin
Faites comme bon vous semble, mais si j'étais à votre place, je fuirais les procès.
Vous ferez ce qu’il vous plaira, mais si j’étois que de vous, je fuirois les procès.
Argante
Je ne donnerai pas deux cents pistoles.
Je ne donnerai point deux cents pistoles.
Scapin
Voici l’homme dont il s’agit.
Voici l’homme dont il s’agit. déguisé en spadassin.
Molière
Écrit par Molière Follow