Acte 1, Scène 1 Valère et Élise sont amoureux
Valère et Élise parlent de leur amour réciproque. Ils anticipent un refus de la part d'Harpagon.
Valère
Gentilhomme napolitain et amant d'Élise
Élise
Fille d'Harpagon, sœur de Cléante et amoureuse de Valère.
Version Moderne
Version Originale
Valère
Pourquoi cette tristesse, Élise, après m'avoir assuré de ton amour ? Je te vois soupirer, est-ce du regret de m'avoir rendu heureux ? Regrettes-tu notre engagement ?
Hé quoi ! charmante Élise, vous devenez mélancolique, après les obligeantes assurances que vous avez eu la bonté de me donner de votre foi ? Je vous vois soupirer, hélas ! au milieu de ma joie ! Est-ce du regret, dites-moi, de m'avoir fait heureux ? et vous repentez-vous de cet engagement où mes feux ont pu vous contraindre ?
Élise
Non, Valère, je ne regrette rien. Mais je m'inquiète de l'avenir et je crains de t'aimer plus que je ne le devrais.
Non, Valère, je ne puis pas me repentir de tout ce que je fais pour vous. Je m'y sens entraîner par une trop douce puissance, et je n'ai pas même la force de souhaiter que les choses ne fussent pas. Mais, a vous dire vrai, le succès me donne de l'inquiétude ; et je crains fort de vous aimer un peu plus que je ne devrais.
Valère
Qu'as-tu à craindre de ton amour pour moi, Élise ?
Eh ! que pouvez-vous craindre, Élise, dans les bontés que vous avez pour moi ?
Élise
Beaucoup de choses , la colère de mon père, les reproches de ma famille, les critiques du monde. Mais surtout, Valère, je crains que ton amour ne change et que tu ne me trahisses.
Hélas ! cent choses à la fois , l'emportement d'un père, les reproches d'une famille, les censures du monde ; mais plus que tout, Valère, le changement de votre coeur, et cette froideur criminelle dont ceux de votre sexe payent le plus souvent les témoignages trop ardents d'un innocent amour.
Valère
Ne me juge pas comme les autres, Élise. Je t'aime trop pour te trahir. Mon amour pour toi durera toute ma vie.
Ah ! ne me faites pas ce tort, de juger de moi par les autres ! Soupçonnez-moi de tout, Élise, plutôt que de manquer à ce que je vous dois. Je vous aime trop pour cela ; et mon amour pour vous durera autant que ma vie.
Élise
Tous les hommes disent la même chose, Valère. Seuls les actes prouvent la vérité.
Ah ! Valère, chacun tient les mêmes discours ! Tous les hommes sont semblables par les paroles ; et ce n'est que les actions qui les découvrent différents.
Valère
Alors attends de voir mes actes avant de juger mon amour. Ne me condamne pas sur de simples craintes. Laisse-moi te prouver mon amour.
Puisque les seules actions font connaître ce que nous sommes, attendez donc, au moins, à juger de mon coeur par elles, et ne me cherchez point des crimes dans les injustes craintes d'une fâcheuse prévoyance. Ne m'assassinez point, je vous prie, par les sensibles coups d'un soupçon outrageux ; et donnez-moi le temps de vous convaincre, par mille et mille preuves, de l'honnêteté de mes feux.
Élise
Il est facile de se laisser convaincre par ceux qu'on aime. Oui, Valère, je crois en ton amour et ta fidélité. Je ne veux pas douter de toi et je ne crains pas les critiques.
Hélas ! qu'avec facilité on se laisse persuader par les personnes que l'on aime ! Oui, Valère, je tiens votre coeur incapable de m'abuser. Je crois que vous m'aimez d'un véritable amour, et que vous me serez fidèle , je n'en veux point du tout douter, et je retranche mon chagrin aux appréhensions du blâme qu'on pourra me donner.
Valère
Pourquoi cette inquiétude ?
Mais pourquoi cette inquiétude ?
Élise
Si tout le monde te voyait comme je te vois, je n'aurais rien à craindre. Je me souviens de tout ce que tu as fait pour moi, mais je ne suis pas sûre que les autres comprennent.
Je n'aurais rien à craindre si tout le monde vous voyait des yeux dont je vous vois ; et je trouve en votre personne de quoi avoir raison aux choses que je fais pour vous. Mon coeur, pour sa défense, a tout votre mérite, appuyé du secours d'une reconnaissance où le ciel m'engage envers vous. Je me représente à toute heure ce péril étonnant qui commença de nous offrir aux regards l'un de l'autre ; cette générosité surprenante qui vous fit risquer votre vie, pour dérober la mienne à la fureur des ondes ; ces soins pleins de tendresse que vous me fîtes éclater après m'avoir tirée de l'eau, et les hommages assidus de cet ardent amour que ni le temps ni les difficultés n'ont rebuté, et qui, vous faisant négliger et parents et patrie, arrête vos pas en ces lieux, y tient en ma faveur votre fortune déguisée, et vous a réduit, pour me voir, à vous revêtir de l'emploi de domestique de mon père. Tout cela fait chez moi, sans doute, un merveilleux effet ; et c'en est assez, à mes yeux, pour me justifier l'engagement où j'ai pu consentir ; mais ce n'est pas assez peut-être pour le justifier aux autres, et je ne suis pas sûre qu'on entre dans mes sentiments.
Valère
Je ne cherche qu'à te prouver mon amour. Quant à tes craintes, ton père lui-même les justifie par son comportement. Si je retrouve mes parents, ils nous soutiendront.
De tout ce que vous avez dit, ce n'est que par mon seul amour que je prétends auprès de vous mériter quelque chose ; et quant aux scrupules que vous avez, votre père lui-même ne prend que trop de soin de vous justifier à tout le monde, et l'excès de son avarice, et la manière austère dont il vit avec ses enfants, pourraient autoriser des choses plus étranges. Pardonnez-moi, charmante Élise, si j'en parle ainsi devant vous. Vous savez que, sur ce chapitre, on n'en peut pas dire de bien. Mais enfin, si je puis, comme je l'espère, retrouver mes parents, nous n'aurons pas beaucoup de peine à nous les rendre favorables. J'en attends des nouvelles avec impatience, et j'en irai chercher moi-même, si elles tardent à venir.
Élise
Valère, reste et essaie de gagner la confiance de mon père.
Ah! Valère, ne bougez d'ici, je vous prie, et songez seulement à vous bien mettre dans l'esprit de mon père.
Valère
Tu vois comment je m'y prends. Je fais tout pour lui plaire et gagner sa confiance. Pour gagner les hommes, il faut les flatter.
Vous voyez comme je m'y prends, et les adroites complaisances qu'il m'a fallu mettre en usage pour m'introduire à son service ; sous quel masque de sympathie et de rapports de sentiments je me déguise pour lui plaire, et quel personnage je joue tous les jours avec lui, afin d'acquérir sa tendresse. J'y fais des progrès admirables ; et j'éprouve que, pour gagner les hommes, il n'est point de meilleure voie que de se parer à leurs yeux de leurs inclinations, que de donner dans leurs maximes, encenser leurs défauts, et applaudir à ce qu'ils font. On n'a que faire d'avoir peur de trop charger la complaisance ; et la manière dont on les joue a beau être visible, les plus fins toujours sont de grandes dupes du côté de la flatterie, et il n'y a rien de si impertinent et de si ridicule qu'on ne fasse avaler, lorsqu'on l'assaisonne en louanges. La sincérité souffre un peu au métier que je fais ; mais, quand on a besoin des hommes, il faut bien s'ajuster à eux, et puisqu'on ne saurait les gagner que par là, ce n'est pas la faute de ceux qui flattent, mais de ceux qui veulent être flattés.
Élise
Pourquoi ne pas essayer de gagner le soutien de mon frère, au cas où notre secret serait révélé ?
Mais que ne tâchez-vous aussi de gagner l'appui de mon frère, en cas que la servante s'avisât de révéler notre secret ?
Valère
Il est difficile de plaire à la fois au père et au fils. Mais toi, essaie de convaincre ton frère. Il arrive. Je m'en vais. Parle-lui et dis-lui ce que tu juges nécessaire.
On ne peut pas ménager l'un et l'autre ; et l'esprit du père et celui du fils sont des choses si opposées, qu'il est difficile d'accommoder ces deux confidences ensemble. Mais vous, de votre part, agissez auprès de votre frère, et servez-vous de l'amitié qui est entre vous deux pour le jeter dans nos intérêts. Il vient. Je me retire. Prenez ce temps pour lui parler, et ne lui découvrez de notre affaire que ce que vous jugerez à propos.