L'Avare - Acte 2, Scène 1

Cléante veut emprunter une forte somme d'argent. La Flèche lui a trouvé un préteur qui n'est autre que Harpagon, mais cela Cléante l'ignore encore. Il apparaît petit à petit que le taux est exorbitant et que les conditions du prêt sont ridicules. Cependant Cléante est obligé de les accepter « pourtant, je dois accepter ce qu'il veut , car il a le pouvoir de me faire accepter tout »

Cléante

Cléante
Fils d'Harpagon, frère d'Elise et amoureux de Mariane.

La Flèche

La Flèche
Valet de Cléante

Version Moderne

Version Originale

Cléante
Ah ! Traître ! Où es-tu allé ? Je t'avais pourtant donné des ordres...
Ah ! traître que tu es ! où t'es-tu donc allé fourrer ? Ne t'avais-je pas donné ordre... ?
La Flèche
Oui, Monsieur. Je suis venu ici pour vous attendre, mais votre père m'a chassé dehors de force et j'ai failli me faire battre.
Oui, Monsieur ; et je m'étais rendu ici pour vous attendre de pied ferme , mais monsieur votre père, le plus malgracieux des hommes, m'a chassé dehors malgré moi, et j'ai couru le risque d'être battu.
Cléante
Comment va notre affaire ? C'est urgent. Depuis que je t'ai vu, j'ai découvert que mon père est mon rival.
Comment va notre affaire ? Les choses pressent plus que jamais ; et, depuis que je t'ai vu, j'ai découvert que mon père est mon rival.
La Flèche
Votre père est amoureux ?
Votre père amoureux ?
Cléante
Oui, et j'ai eu beaucoup de mal à lui cacher mon trouble face à cette nouvelle.
Oui ; et j'ai eu toutes les peines du monde à lui cacher le trouble où cette nouvelle m'a mis.
La Flèche
Lui, amoureux ? Quelle idée ! Se moque-t-il de nous ? L'amour est-il fait pour des gens comme lui ?
Lui, se mêler d'aimer ! De quoi diable s'avise-t-il ? Se moque-t-il du monde ? Et l'amour a-t-il été fait pour des gens bâtis comme lui ?
Cléante
Malheureusement, il est tombé amoureux.
Il a fallu, pour mes péchés, que cette passion lui soit venue en tête.
La Flèche
Mais pourquoi lui cacher votre amour ?
Mais par quelle raison lui faire un mystère de votre amour ?
Cléante
Pour ne pas éveiller ses soupçons et garder des options pour empêcher ce mariage. Quelle réponse as-tu reçue ?
Pour lui donner moins de soupçon, et me conserver, au besoin, des ouvertures plus aisées pour détourner ce mariage. Quelle réponse t'a-t-on faite ?
La Flèche
Honnêtement, Monsieur, ceux qui empruntent sont vraiment malheureux ; et il faut supporter des choses étranges quand on est obligé de passer par les mains des usuriers.
Ma foi, Monsieur, ceux qui empruntent sont bien malheureux ; et il faut essuyer d'étranges choses, lorsqu'on en est réduit à passer, comme vous, par les mains des fesse-matthieux .
Cléante
Le prêt ne se fera pas ?
L'affaire ne se fera point ?
La Flèche
Au contraire. Notre courtier, Simon, a travaillé dur pour vous. Il dit que votre apparence l'a convaincu.
Pardonnez-moi. Notre maître Simon, le courtier qu'on nous a donné, homme agissant et plein de zèle, dit qu'il a fait rage pour vous, et il assure que votre seule physionomie lui a gagné le coeur.
Cléante
J'aurai les quinze mille francs que je demande ?
J'aurai les quinze mille francs que je demande ?
La Flèche
Oui, mais il y a quelques conditions à accepter pour que l'affaire se fasse.
Oui ; mais à quelques petites conditions qu'il faudra que vous acceptiez, si vous avez dessein que les choses se fassent.
Cléante
As tu parlé à celui qui prêtera l'argent ?
T'a-t-il fait parler à celui qui doit prêter l'argent ?
La Flèche
Non, ce n'est pas aussi simple. Il est encore plus discret que vous. On ne veut pas révéler son nom. Vous le rencontrerez aujourd'hui dans une maison louée pour l'occasion. Il veut en savoir plus sur votre patrimoine et votre famille. Je suis sûr que le nom de votre père facilitera les choses.
Ah ! vraiment, cela ne va pas de la sorte. Il apporte encore plus de soin à se cacher que vous ; et ce sont des mystères bien plus grands que vous ne pensez. On ne veut point du tout dire son nom ; et l'on doit aujourd'hui l'aboucher avec vous dans une maison empruntée, pour être instruit par votre bouche de votre bien et de votre famille ; et je ne doute point que le seul nom de votre père ne rende les choses faciles.
Cléante
Surtout que notre mère est décédée, et personne ne peut me priver de son héritage.
Et principalement notre mère étant morte, dont on ne peut m'ôter le bien.
La Flèche
Voici quelques conditions qu'il a établies , "Si le prêteur est satisfait des garanties et que l'emprunteur est majeur et issu d'une famille riche et fiable, un contrat sera rédigé par un notaire honnête, choisi par le prêteur, pour s'assurer que tout est en ordre."
Voici quelques articles qu'il a dictés lui-même à notre entremetteur, pour vous être montrés avant que de rien faire , "Supposé que le prêteur voie toutes ses sûretés, et que l'emprunteur soit majeur et d'une famille où le bien soit ample, solide, assuré, clair, et net de tout embarras, on fera une bonne et exacte obligation par-devant un notaire, le plus honnête homme qu'il se pourra, et qui, pour cet effet sera choisi par le prêteur, auquel il importe le plus que l'acte soit dûment dressé."
Cléante
Rien à dire là-dessus.
Il n'y a rien à dire à cela.
La Flèche
Le prêteur ne veut pas avoir de remords, il prétend prêter son argent à un taux de 18%.
"Le prêteur, pour ne charger Sa conscience d'aucun scrupule, prétend ne donner son argent qu'au denier dix-huit. "
Cléante
Dix-huit pour cent ? C'est raisonnable, pas de quoi se plaindre.
Au denier dix-huit ? Parbleu, voilà qui est honnête ! Il n'y a pas lieu de se plaindre.
La Flèche
C'est vrai. Mais comme le prêteur n'a pas la somme nécessaire, il doit lui-même emprunter à un taux de 5%. Il veut que vous payiez cet intérêt en plus du reste.
Cela est vrai. "Mais, comme ledit prêteur n'a pas chez lui la somme dont il est question, et que, pour faire plaisir à l'emprunteur il est contraint lui-même de l'emprunter d'un autre sur le pied du denier cinq , il conviendra que ledit premier emprunteur paye cet intérêt, sans préjudice du reste, attendu que ce n'est que pour l'obliger que ledit prêteur s'engage à cet emprunt."
Cléante
Comment diable ! Quel escroc, quel arnaqueur est-ce là ? C'est plus que 4%.
Comment diable ! Quel Juif, quel Arabe est-ce là ? C'est plus qu'au denier quatre .
La Flèche
C'est ce que j'ai dit. C'est à vous de décider.
Il est vrai ; c'est ce que j'ai dit. Vous avez à voir là-dessus.
Cléante
Que puis-je faire ? J'ai besoin d'argent, je dois accepter.
Que veux-tu que je voie ? J'ai besoin d'argent, et il faut bien que je consente à tout.
La Flèche
C'est ce que j'ai répondu.
C'est la réponse que j'ai faite.
Cléante
Y a-t-il autre chose ?
Il y a encore quelque chose ?
La Flèche
Juste un petit détail. Sur les quinze mille francs demandés, le prêteur ne peut donner que douze mille en argent. Pour le reste, l'emprunteur doit accepter des biens, comme des vêtements et des bijoux.
Ce n'est plus qu'un petit article. "Des quinze mille francs qu'on demande, le prêteur ne pourra compter en argent que douze mille livres ; et, pour les mille écus restants, il faudra que l'emprunteur prenne les hardes, nippes, bijoux, dont s'ensuit le mémoire, et que ledit prêteur a mis, de bonne foi, au plus modique prix qu'il lui a été possible."
Cléante
Qu'est-ce que ça veut dire ?
Que veut dire cela ?
La Flèche
Écoutez la liste , "D'abord, un lit de quatre pieds avec des draps de couleur olive et des chaises assorties, ainsi qu'une courtepointe. Le tout en bon état et doublé d'un tissu changeant rouge et bleu. Ensuite, un rideau de lit en serge rose sèche d'Aumale, avec des franges en soie."
Ecoutez le mémoire , "Premièrement, un lit de quatre pieds à bandes de point de Hongrie, appliquées fort proprement sur un drap de couleur d'olive, avec six chaises et la courte-pointe de même , le tout bien conditionné, et doublé d'un petit taffetas changeant rouge et bleu. Plus, un pavillon à queue, d'une bonne serge d'Aumale rose sèche, avec le mollet et les franges de soie."
Cléante
Que suis-je censé faire avec tout ça ?
Que veut-il que je fasse de cela ?
La Flèche
Attendez. "En plus de cela, une tenture de tapisserie représentant les Amours de Gombaud et de Macée. Et aussi, une grande table en bois de noyer avec douze colonnes tournées, qui peut être rallongée des deux côtés et qui est accompagnée de six tabourets en dessous."
Attendez. "Plus une tenture de tapisserie des Amours de Gombaud et de Macée. Plus, une grande table de bois de noyer, à douze colonnes ou piliers tournés, qui se tire par les deux bouts, et garnie par le dessous de ses six escabelles."
Cléante
Qu'est-ce que j'en ai à faire, bon sang... ?
Qu'ai-je affaire, morbleu... ?
La Flèche
Sois patient. "Il y a aussi trois gros mousquets ornés de nacre, avec trois fourchettes assorties. Plus un four en brique, avec deux cornues et trois récipients, très utiles pour ceux qui aiment distiller."
Donnez-vous patience. "Plus trois gros mousquets tout garnis de nacre de perle, avec les trois fourchettes assortissantes . Plus un fourneau de brique, avec deux cornues et trois récipients, fort utiles à ceux qui sont curieux de distiller."
Cléante
J'enrage !
J'enrage !
La Flèche
Calme-toi. "Il y a aussi un luth de Bologne, avec toutes ses cordes, ou presque. Plus un jeu de trou-madame et un damier, avec un jeu de l'oie, très utiles pour passer le temps. Plus, une peau de lézard de trois pieds et demi, remplie de foin ; une curiosité agréable à accrocher au mur d'une chambre. Tout cela vaut plus de quatre mille cinq cents livres, mais réduit à mille écus par la discrétion du prêteur."
Doucement. "Plus, un luth de Bologne, garni de toutes ses cordes, ou peu s'en faut. Plus, un trou-madame et un damier, avec un jeu de l'oie, renouvelé des Grecs, fort propres à passer le temps lorsque l'on n'a que faire. Plus, une peau d'un lézard de trois pieds et demi, remplie de foin ; curiosité agréable pour pendre au plancher d'une chambre. Le tout, ci-dessus mentionné, valant loyalement plus de quatre mille cinq cents livres, et rabaissé à la valeur de mille écus par la discrétion du prêteur."
Cléante
Que la peste l'étouffe avec sa discrétion, le traître ! A-t-on déjà entendu parler d'un tel usure, et n'est-il pas content de l'intérêt exorbitant qu'il exige, sans vouloir encore me forcer à prendre pour trois mille livres les vieilleries qu'il ramasse ? Je n'aurai pas deux cents écus de tout cela ; et pourtant, je dois accepter ce qu'il veut , car il a le pouvoir de me faire accepter tout, et il me menace, le scélérat.
Que la peste l'étouffe avec sa discrétion, le traître, le bourreau qu'il est ! A-t-on jamais parlé d'une usure semblable, et n'est-il pas content du furieux intérêt qu'il exige, sans vouloir encore m'obliger à prendre pour trois mille livres les vieux rogatons qu'il ramasse ? Je n'aurai pas deux cents écus de tout cela ; et cependant il faut bien me résoudre à consentir à ce qu'il veut , car il est en état de me faire tout accepter, et il me tient, le scélérat, le poignard sur la gorge.
La Flèche
Monsieur, vous êtes sur la même voie que Panurge pour vous ruiner, en prenant de l'argent à l'avance, en achetant cher, en vendant à bas prix et en consommant vos ressources trop tôt.
Je vous vois, Monsieur, ne vous en déplaise, dans le grand chemin justement que tenait Panurge pour se ruiner, prenant argent d'avance, achetant cher, vendant à bon marché et mangeant son blé en herbe.
Cléante
Que puis-je y faire ? C'est à cause de l'avarice maudite des pères que les jeunes gens sont réduits à cela ; et on s'étonne ensuite que les fils souhaitent leur mort !
Que veux-tu que j'y fasse ? Voilà où les jeunes gens sont réduits par la maudite avarice des pères ; et on s'étonne, après cela, que les fils souhaitent qu'ils meurent !
La Flèche
Il faut admettre que le vôtre pourrait pousser le plus calme des hommes à la colère. Je ne suis pas du genre à chercher les ennuis ; et parmi mes confrères qui se lancent dans toutes sortes de petits commerces, je sais me débrouiller. Mais, pour être honnête, ses actions me donneraient envie de le voler ; et je croirais, en le volant, faire quelque chose de méritoire.
Il faut convenir que le vôtre animerait contre sa vilenie le plus posé homme du monde. Je n'ai pas, Dieu merci, les inclinations fort patibulaires ; et, parmi mes confrères que je vois se mêler de beaucoup de petits commerces, je sais tirer adroitement mon épingle du jeu, et me démêler prudemment de toutes les galanteries qui sentent tant soit peu l'échelle ; mais, à vous dire vrai, il me donnerait, par ses procédés, des tentations de le voler ; et je croirais, en le volant, faire une action méritoire.
Cléante
Donne-moi ce mémoire, que je le regarde encore un peu.
Donne-moi un peu ce mémoire, que je le voie encore.
Molière
Écrit par Molière Follow