Personnage principal de la pièce Le Malade Imaginaire de Molière, Argan incarne l’hypocondrie. Souffrant de maux fictifs voir fantaisistes, il ne vit que par les remèdes ordonnés par ses médecins Messieurs Purgon et Fleurant auxquels il voue une croyance sans faille. Pour satisfaire à son obsession incessante de soins, il veut marier sa fille Angélique à Thomas Diafoirus, médecin nouvellement diplomé mais surtout stupide. Son gendre pourrait ainsi s’occuper de lui. Toinette, la servante effrontée, lui tient tête et se moque des médecins alors que Béralde son frère, est sceptique et essaye de le convaincre de l’inefficacité absolue de la médecine. Enfin, sa femme Béline prétend l’aimer mais ne souhaite qu’hériter de sa fortune.
Nous avons reçu Argan, un soir d’automne dans l’Illustre Théâtre du faubourg Saint-Germain. Il a bien voulu répondre à quelques questions. Et par un hasard des plus heureux, Toinette qui passait par là s’est jointe à la conversation.
Moliere.love: Bonsoir Monsieur Argan, merci de votre accueil dans ce lieu si symbolique qu’est l’Illustre Théâtre. Tout d’abord une première question d’importance
ML : Comment allez-vous ?
Argan : Hélas, monsieur, je suis, comme vous le voyez, un pauvre et triste sire, accablé par mille et une infirmités, que mes médecins ne cessent de découvrir avec une sagacité qui confine au surnaturel. Toujours sur le fil du rasoir, entre cette vie et l’autre, je me débats dans les liens tortueux de mon hypocondrie, cet affreux monstre qui me ronge le corps et l’esprit.
ML : Mais de quelle maladie souffrez-vous ?
Argan : Mon cher ami, la liste de mes maux est aussi longue et tortueuse qu’une procession de pénitents en journée de jeûne. Je souffre de tous les tourments imaginables, de palpitations effrénées et de malaises vertigineux, de vapeurs qui assaillent mon esprit et d’oppressions qui compriment ma poitrine. Je suis le martyr des indispositions et le champion de la dyspepsie.
Chaque jour apporte son nouveau symptôme, chaque heure son inédite affliction. Mes médecins, ces nobles gardiens de ma fragile constitution, pourraient vous en dire davantage, car je crains que mon humble esprit ne soit submergé par l’ampleur de mon pathétique état. Et si l’on me demandait de nommer cette maladie si cruelle, je dirais sans nul doute que c’est la plus grave, la plus tenace, la maladie de l’inquiétude perpétuelle et de l’imagination maladive.
Mais voila Toinette, la servante de Monsieur Argan. Toinette, une question!
ML : Toinette, que pensez-vous de la maladie d’Argan ?
Toinette : Monsieur, votre mal est plus dans l’esprit que dans le corps, et vous n’êtes point si malade que vous le croyez, ou que d’autres veulent vous le faire accroire. Votre imagination vous joue, et c’est elle qui est votre plus grande maladie.
ML : Est-ce le poumon ?
Toinette : Oui, Monsieur, c’est sans doute le poumon; tous ses symptômes le témoignent, et c’est là-dessus que le médecin doit appliquer ses remèdes.
ML : Argan, ces messieurs Fleurant et Purgon, sont-ils vraiment efficaces ?
Argan : Hélas, que puis-je vous dire de ces illustres personnages de la médecine et de la pharmacopée sinon qu’ils me paraissent être les piliers de ma subsistance! Je suis assurément entre les mains de ces savants hommes, et c’est en leur science que repose toute mon espérance de salut. Si leur habileté ne rimait point avec efficacité, que deviendrais-je, moi, pauvre malade, assiégé par mille et une infirmités imaginaires !
Messire Fleurant, avec ses potions et ses onguents, me semble apporter un soulagement à mon corps souffreteux; et Monsieur Purgon, par ses ordonnances fort savantes, m’assure une conduite à tenir dans ce labyrinthe des maladies qui m’accable. Leurs remèdes, concoctés avec un soin tout particulier, ne cessent de me rassurer et de me faire espérer des jours meilleurs. S’ils ne l’étaient point efficaces, pourquoi donc mon corps ressentirait-il tant de réconfort après leurs interventions ?
Pour sûr, je ne puis me résoudre à douter de leur efficience, car c’est en eux que réside ma confiance, et sans eux, sans leurs conseils et sans leur science, mon pauvre être ne saurait point trouver la paix. Je les tiens donc, et ce sans faillir, pour mes plus fidèles soutiens dans cette cruelle bataille contre les maux et imaginations qui chaque jour m’assaillent.
ML : Toinette, avez-vous confiance dans ces médecins ?
Toinette : Moi, Toinette, je ne mets pas grande confiance en ces messieurs les médecins; je les voie plus comme des charlatans et des profiteurs des misères humaines que de véritables secours. Ils se paient de paroles et courent après les pistoles, avec leurs remèdes souvent plus pernicieux que les maladies mêmes qu’ils prétendent guérir. Ah! Si seulement on pouvait compter plus sur leur science et moins sur leur amour du lucre.
ML : Argan, de part votre grande expérince médicale, vous avez acquis un grand savoir pratique. Savez-vous comment soigner la goutte ?
Argan : Comment soigner la goutte, dites-vous ? Ah ! Si ce n’était qu’à écouter ces messieurs en noir, ces doctes médecins qui, avec leurs mines graves et leurs longs discours, prétendent avoir remède à tout, je me serais déjà laissé sangsuer, purger et piler jusqu’à n’avoir plus ni sang dans les veines, ni substance dans le corps.
Oui, ils me proposent maintes décoctions amères, des pilules de toute nature, des potions qui révulsent l’estomac et font frémir le palais ; ils me promettent des saignées salvatrices, des régimes à rendre l’âme, et des séances d’onguents à empestier tout un quartier.
Mais en vérité, que ne feraient-ils point pour s’assurer de nos écus et prolonger le cours de nos maux ? Car, enfin, la goutte, c’est là leur pain béni, le prétexte idéal pour exercer leur art si lucratif, et moi, je suis le patient idéal, le malade imaginaire qui écoute, croit et paie !
S’il y avait donc un remède véritable contre cette insupportable goutte, pensez-vous point qu’ils me l’auraient déjà administré et que je serais ici à me plaindre ? Ah ! Mon ami, je crois bien que le seul remède à ma goutte, c’est la patience et l’espoir qu’un jour, ces charlatans de médecins trouvent par hasard le vrai moyen de me soulager !
ML : Pourquoi marier votre fille à un médecin ?
Argan : Que ne voit-on point dans les frivoles caprices de la jeunesse! Un médecin, n’est-ce pas l’ancre de salut dans l’océan de mes maux? Qui mieux qu’un savant docteur peut apaiser les tourments incessants d’un corps épuisé par l’angoisse des maladies? Marier ma fille à cet Apollon de la médecine, c’est assurer à mon esprit malmené un remède inépuisable au chevet même de ma couche. Ne convoit-je point l’accès perpétuel aux onguents, élixirs et sentences médicales? Marier ma fille à un autre, ce serait détourner de mon souffle maladif le souffle bienfaisant de la science! Ah! que la Providence divine m’accorde ce réconfort, et je défierai la mort elle-même, sans cesse à l’affût de ma défaillance.
ML : Angélique, doit-elle se marier avec Thomas Diafoirus ?
Toinette : Non, Monsieur, elle ne doit point. Il n’est point d’honnêteté ni de raison de la sacrifier à un homme qu’elle n’estime point, et qui de surcroît n’est pas digne d’elle. Il vaudrait mieux mille fois qu’elle soit placée au couvent que de voir sa jeunesse et sa beauté tomber entre les mains de ce Diafoirus. Elle mérite un parti qui puisse être à la hauteur de son mérite et de son esprit.
ML : Argan, quelles sont les qualités primordiales pour une jeune fille de votre temps ?
Argan : La qualité principale d’une jeune fille, vous dites? Pour moi, Argan, malade perpétuel et père surmené de préoccupations, je soutiens avec une constance inébranlable qu’une fille n’a point de meilleure qualité que son obéissance. Oh oui, l’obéissance, vertu suprême qui la pousse à souscrire sans murmure aux volontés paternelles, fut-elles de s’enchaîner à un médecin plus pour les saignées de son père que pour les douceurs conjugales.
Oh tempora, oh mores! Que ne donnerais-je point pour que ma propre progéniture s’élance avec joie dans les bras de la médecine, fût-ce en la personne de son époux, pour la consolation de mes maux imaginaires et l’assurance de ma survie? C’est là, à mon sens, la quintessence d’une vertu sans laquelle une fille ne saurait prétendre au titre d’épouse, et encore moins d’enfant dévote à la santé chancelante de son géniteur.
ML : Connaissez-vous Molière, qui est-il vraiment ?
Argan : Comment ne le saurais-je point? C’est ce railleur audacieux qui sous le couvert de ses comédies, moque nos moeurs et nos crédulités, et qui ose même dans sa dernière farce, “Le Malade imaginaire”, tourner en dérision ma personne et mes précieuses souffrances. Avec sa plume acérée, il s’amuse des travers de son temps, et se fait un malin plaisir à peindre les médecins et les apothicaires comme des charlatans. Ah! Que n’est-il à ma place, accablé de maux et de potions, pour apprécier à sa juste valeur l’art de guérir! Il verroit bien si sa moquerie lui seroit aussi aisée!
ML : Argan, Merci infiniment d’avoir bien voulu répondre à ces quelques questions
Argan : Ah! monsieur, que ne ferait-on point pour plaire à son auditoire ?
ML : Toinette, Merci
Toinette : Il n’est point besoin, Monsieur, de me remercier, car servir est mon devoir, et j’y prends plaisir pour le bien de la santé de mon maître.