Acte 3, Scène 3

Béralde tente de raisonner avec Argan sur ses décisions concernant la santé et le mariage de sa fille. Argan défend ses choix, guidés par son obsession pour la médecine et son autorité de père. La scène est un débat entre deux frères sur la médecine et le mariage arrangé. Béralde représente la raison mais aussi un scepticisme absolu, il croit en effet que la médecine ne peut jamais rien guérir, tandis qu'Argan crédule et naïf refuse de condamner la médecine tout entière. Cette scène a ceci d'unique que Molière y fait mentionner ses propres pièces par ses personnages en une sorte de clin d'œil et de réponse à ses critiques.

Béralde

Béralde
Frère d'Argan

Argan

Argan
Père d'Angélique et Louison; mari de Béline; Malade imaginaire

Version Moderne

Version Originale

Béralde
Frère, avant de commencer, promets-moi de ne pas t'énerver pendant notre discussion.
Vous voulez bien, mon frère, que je vous demande, avant toute chose, de ne vous point échauffer l’esprit dans notre conversation.
Argan
D'accord.
Voilà qui est fait.
Béralde
Réponds calmement à ce que je vais te dire.
De répondre sans nulle aigreur aux choses que je pourrai vous dire.
Argan
D'accord.
Oui.
Béralde
Parlons de nos affaires calmement, sans passion.
Et de raisonner ensemble, sur les affaires dont nous avons à parler, avec un esprit détaché de toute passion.
Argan
Oui, oui, en voilà bien des précautions.
Mon Dieu ! oui. Voilà bien du préambule.
Béralde
Pourquoi veux-tu mettre ta fille au couvent alors que tu es riche et n'as qu'elle pour enfant, sans compter la petite ?
D’où vient, mon frère, qu’ayant le bien que vous avez, et n’ayant d’enfants qu’une fille, car je ne compte pas la petite, d’où vient, dis-je, que vous parlez de la mettre dans un couvent ?
Argan
Pourquoi ? Parce que je suis le chef de famille et que je fais ce que je veux.
D’où vient, mon frère, que je suis maître dans ma famille pour faire ce que bon me semble ?
Béralde
Ta femme te pousse à placer tes filles au couvent, n'est-ce pas ? Elle doit être ravie à l'idée qu'elles deviennent religieuses.
Votre femme ne manque pas de vous conseiller de vous défaire ainsi de vos deux filles, et je ne doute point que, par un esprit de charité, elle ne fût ravie de les voir toutes deux bonnes religieuses.
Argan
Ah voilà, on en vient à ma femme. C'est elle la méchante, tout le monde lui en veut.
Oh çà ! nous y voici. Voilà d’abord la pauvre femme en jeu; c’est elle qui fait tout le mal, et tout le monde lui en veut.
Béralde
Non, laissons ta femme de côté. Elle a de bonnes intentions pour ta famille, elle t'aime beaucoup et est très gentille avec tes enfants. Ne parlons plus d'elle et revenons à ta fille. Pourquoi veux-tu la marier au fils d'un médecin ?
Non, mon frère; laissons-la là; c’est une femme qui a les meilleures intentions du monde pour votre famille, et qui est détachée de toute sorte d’intérêt, qui a pour vous une tendresse merveilleuse, et qui montre pour vos enfants une affection et une bonté qui n’est pas concevable; cela est certain. N’en parlons point, et revenons à votre fille. Sur quelle pensée, mon frère, la voulez-vous donner en mariage au fils d’un médecin ?
Argan
Parce que je veux un gendre qui me convienne.
Sur la pensée, mon frère, de me donner un gendre tel qu’il me faut.
Béralde
Mais il s'agit de ta fille, pas de toi. Il y a de meilleurs partis pour elle.
Ce n’est point là, mon frère, le fait de votre fille, et il se présente un parti plus sortable pour elle.
Argan
Peut-être, mais celui-ci me convient mieux à moi.
Oui, mais celui-ci, mon frère; est plus sortable pour moi.
Béralde
Mais le mari qu'elle doit prendre, doit-il être pour elle ou pour toi, mon frère ?
Mais le mari qu’elle doit prendre doit-il être, mon frère, ou pour elle, ou pour vous ?
Argan
Pour nous deux, mon frère. Je veux des gens dont j'ai besoin dans ma famille.
Il doit être, mon frère, et pour elle, et pour moi, et je veux mettre dans ma famille les gens dont j’ai besoin.
Béralde
Alors, tu marierais ta cadette à un apothicaire si elle était en âge ?
Par cette raison-là, si votre petite étoit grande, vous lui donneriez en mariage un apothicaire ?
Argan
Pourquoi pas ?
Pourquoi non ?
Béralde
Est-il possible que tu sois toujours obsédé par tes pharmaciens et tes médecins, et que tu veuilles être malade à tout prix ?
Est-il possible que vous serez toujours embéguiné de vos apothicaires et de vos médecins, et que vous vouliez être malade en dépit des gens et de la nature ?
Argan
Que veux-tu dire par là, mon frère ?
Comment l’entendez-vous, mon frère ?
Béralde
Je veux dire que tu n'as jamais été aussi peu malade. Avec tout ce que tu as pris comme médicaments, c'est un miracle que tu n'aies pas ruiné ta santé.
J’entends, mon frère, que je ne vois point d’homme qui soit moins malade que vous, et que je ne demanderois point une meilleure constitution que la vôtre. Une grande marque que vous vous portez bien, et que vous avez un corps parfaitement bien composé, c’est qu’avec tous les soins que vous avez pris, vous n’avez pu parvenir encore à gâter la bonté de votre tempérament, et que vous n’êtes point crevé de toutes les médecines qu’on vous a fait prendre.
Argan
Mais tu ne comprends pas que c'est grâce à ça que je suis en forme ? Monsieur Purgon dit que je ne tiendrais pas trois jours sans ses soins.
Mais savez-vous, mon frère, que c’est cela qui me conserve, et que Monsieur Purgon dit que je succomberois, s’il étoit seulement trois jours sans prendre soin de moi ?
Béralde
Si tu n'y prends pas garde, il prendra tellement soin de toi qu'il t'enverra dans l'autre monde.
Si vous n’y prenez garde, il prendra tant de soin de vous, qu’il vous envoiera en l’autre monde.
Argan
Mais réfléchis un peu, mon frère. Tu ne crois donc pas en la médecine ?
Mais raisonnons un peu, mon frère. Vous ne croyez donc point à la médecine ?
Béralde
Non, mon frère, et je ne vois pas que ce soit nécessaire pour être en bonne santé.
Non, mon frère, et je ne vois pas que, pour son salut, il soit nécessaire d’y croire.
Argan
Comment ? Tu ne crois pas en quelque chose que tout le monde accepte et qui est respecté depuis des siècles ?
Quoi ? vous ne tenez pas véritable une chose établie par tout le monde, et que tous les siècles ont révérée ?
Béralde
Au contraire, je trouve que c'est l'une des plus grandes absurdités humaines. En tant que philosophe, je trouve ridicule l'idée qu'un homme puisse guérir un autre.
Bien loin de la tenir véritable, je la trouve, entre nous, une des plus grandes folies qui soit parmi les hommes; et à regarder les choses en philosophe, je ne vois point de plus plaisante momerie, je ne vois rien de plus ridicule qu’un homme qui se veut mêler d’en guérir un autre.
Argan
Pourquoi un homme ne pourrait-il pas guérir un autre ?
Pourquoi ne voulez-vous pas, mon frère, qu’un homme en puisse guérir un autre ?
Béralde
Parce que les mécanismes de notre corps sont des mystères que nous ne comprenons pas, cachés derrière des voiles trop épais.
Par la raison, mon frère, que les ressorts de notre machine sont des mystères, jusques ici, où les hommes ne voient goutte, et que la nature nous a mis au-devant des yeux des voiles trop épais pour y connoître quelque chose.
Argan
Donc, selon toi, les médecins ne savent rien ?
Les médecins ne savent donc rien, à votre compte ?
Béralde
Ils ont de grandes connaissances, parlent bien le latin, connaissent les maladies en grec, peuvent les définir et les classer. Mais les guérir ? Pas du tout.
Si fait, mon frère. Ils savent la plupart de fort belles humanités, savent parler en beau latin, savent nommer en grec toutes les maladies, les définir et les diviser; mais, pour ce qui est de les guérir, c’est ce qu’ils ne savent point du tout.
Argan
Mais il faut quand même admettre que, sur ce sujet, les médecins en savent plus que les autres.
Mais toujours faut-il demeurer d’accord que, sur cette matière, les médecins en savent plus que les autres.
Béralde
Ils savent ce que je t'ai dit, mais ça ne guérit pas grand-chose. Leur art se résume à un discours pompeux qui remplace les raisons par des mots et les effets par des promesses.
Ils savent, mon frère, ce que je vous ai dit, qui ne guérit pas de grand’chose; et toute l’excellence de leur art consiste en un pompeux galimatias, en un spécieux babil, qui vous donne des mots pour des raisons, et des promesses pour des effets.
Argan
Mais il y a des gens aussi intelligents et compétents que toi qui consultent des médecins quand ils sont malades.
Mais enfin, mon frère, il y a des gens aussi sages et aussi habiles que vous; et nous voyons que, dans la maladie, tout le monde a recours aux médecins.
Béralde
Cela montre plutôt notre faiblesse humaine que la fiabilité de leur science.
C’est une marque de la foiblesse humaine, et non pas de la vérité de leur art.
Argan
Mais les médecins doivent bien croire en leur art, puisqu'ils l'utilisent pour eux-mêmes.
Mais il faut bien que les médecins croient leur art véritable, puisqu’ils s’en servent pour eux-mêmes.
Béralde
Certains sont pris dans l'erreur commune et en profitent, d'autres en profitent sans y croire. Ton Monsieur Purgon, par exemple, est un vrai médecin, convaincu par ses méthodes et prêt à purger et saigner sans hésiter. Il agit de bonne foi, même s'il finit par te tuer, comme il l'a fait avec sa propre famille et comme il le ferait sur lui-même.
C’est qu’il y en a parmi eux qui sont eux-mêmes dans l’erreur populaire, dont ils profitent, et d’autres qui en profitent sans y être. Votre Monsieur Purgon, par exemple, n’y sait point de finesse; c’est un homme tout médecin, depuis la tête jusqu’aux pieds; un homme qui croit à ses règles plus qu’à toutes les démonstrations des mathématiques, et qui croiroit du crime à les vouloir examiner; qui ne voit rien d’obscur dans la médecine, rien de douteux, rien de difficile, et qui, avec une impétuosité de prévention, une roideur de confiance, une brutalité de sens commun et de raison, donne au travers des purgations et des saignées, et ne balance aucune chose. Il ne lui faut point vouloir mal de tout ce qu’il pourra vous faire; c’est de la meilleure foi du monde qu’il vous expédiera, et il ne fera, en vous tuant, que ce qu’il a fait à sa femme et ses enfants, et ce qu’en un besoin il feroit à lui-même.
Argan
Tu as un parti pris contre lui. Mais au final, que doit-on faire quand on est malade ?
C’est que vous avez, mon frère, une dent de lait contre lui. Mais enfin venons au fait. Que faire donc quand on est malade ?
Béralde
Rien, mon frère.
Rien, mon frère.
Argan
Rien ?
Rien ?
Béralde
Rien. Il suffit de se reposer. La nature se rétablit d'elle-même si on la laisse faire. C'est notre impatience qui empire tout, et la plupart des gens meurent de leurs remèdes, pas de leurs maladies.
Rien. Il ne faut que demeurer en repos. La nature, d’elle-même, quand nous la laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée. C’est notre inquiétude, c’est notre impatience qui gâte tout, et presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de leurs maladies.
Argan
Mais il faut quand même reconnaître, mon frère, qu'on peut aider cette nature avec certaines choses.
Mais il faut demeurer d’accord, mon frère, qu’on peut aider cette nature par de certaines choses.
Béralde
Ce sont de jolies fictions qu'on aime croire. Quand un médecin parle d'aider la nature, de rétablir ses fonctions, de purifier le sang, de soigner les organes, il vous raconte un conte. La réalité est bien différente, comme un beau rêve qui laisse un goût amer au réveil.
Mon Dieu ! mon frère, ce sont pures idées, dont nous aimons à nous repaître; et, de tout temps, il s’est glissé parmi les hommes de belles imaginations, que nous venons à croire, parce qu’elles nous flattent et qu’il seroit à souhaiter qu’elles fussent véritables. Lorsqu’un médecin vous parle d’aider, de secourir, de soulager la nature, de lui ôter ce qui lui nuit et lui donner ce qui lui manque, de la rétablir et de la remettre dans une pleine facilité de ses fonctions; lorsqu’il vous parle de rectifier le sang, de tempérer les entrailles et le cerveau, de dégonfler la rate, de raccommoder la poitrine, de réparer le foie, de fortifier le cœur, de rétablir et conserver la chaleur naturelle, et d’avoir des secrets pour étendre la vie à de longues années; il vous dit justement le roman de la médecine. Mais quand vous en venez à la vérité et à l’expérience, vous ne trouvez rien de tout cela, et il en est comme de ces beaux songes qui ne vous laissent au réveil que le déplaisir de les avoir crus.
Argan
Donc, tu prétends tout savoir, mieux que tous les médecins ?
C’est-à-dire que toute la science du monde est renfermée dans votre tête, et vous voulez en savoir plus que tous les grands médecins de notre siècle.
Béralde
Les médecins sont doués pour parler, mais dans la pratique, ils sont souvent ignorants.
Dans les discours et dans les choses, ce sont deux sortes de personnes que vos grands médecins. Entendez-les parler; les plus habiles gens du monde; voyez-les faire; les plus ignorants de tous les hommes.
Argan
Ah ! Tu te crois docteur ! J'aimerais voir un vrai médecin te contredire et te faire taire.
Hoy ! Vous êtes un grand docteur, à ce que je vois, et je voudrois bien qu’il y eut ici quelqu’un de ces Messieurs pour rembarrer vos raisonnements et rabaisser votre caquet.
Béralde
Frère, je ne cherche pas à lutter contre la médecine ; chacun est libre de croire ce qu'il veut. Je parle juste entre nous. J'aurais aimé te faire sortir de ton erreur et, pour te distraire, t'emmener voir une des pièces de Molière sur le sujet.
Moi, mon frère, je ne prends point à tâche de combattre la médecine; et chacun, à ses périls et fortune, peut croire tout ce qu’il lui plaît. Ce que j’en dis n’est qu’entre nous, et j’aurois souhaité de pouvoir un peu vous tirer de l’erreur où vous êtes, et, pour vous divertir, vous mener voir sur ce chapitre quelqu’une des comédies de Molière.
Argan
Ce Molière et ses pièces sont impertinents. Il se croit drôle en se moquant des médecins.
C’est un bon impertinent que votre Molière avec ses comédies, et je le trouve bien plaisant d’aller jouer d’honnêtes gens comme les médecins.
Béralde
Il ne se moque pas des médecins, mais du ridicule de la médecine.
Ce ne sont point les médecins qu’il joue, mais le ridicule de la médecine.
Argan
Il n'a pas à critiquer la médecine. Il est ridicule de se moquer des consultations et des médecins.
C’est bien à lui à faire de se mêler de contrôler la médecine; voilà un bon nigaud, un bon impertinent, de se moquer des consultations et des ordonnances, de s’attaquer au corps des médecins, et d’aller mettre sur son théâtre des personnes vénérables comme ces Messieurs-là.
Béralde
Que devrait-il représenter sinon les différentes professions ? Les rois et les princes sont aussi représentés, et ils sont d'aussi bonne famille que les médecins.
Que voulez-vous qu’il y mette que les diverses professions des hommes ? On y met bien tous les jours les princes et les rois, qui sont d’aussi bonne maison que les médecins.
Argan
Si j'étais médecin, je me vengerais de son insolence. S'il tombait malade, je le laisserais souffrir sans aide, pour lui apprendre à ne pas se moquer de la profession.
Par la mort non de diable ! si j’étois que des médecins, je me vengerois de son impertinence; et quand il sera malade, je le laisserois mourir sans secours. Il auroit beau faire et beau dire, je ne lui ordonnerois pas la moindre petite saignée, le moindre petit lavement, et je lui dirois; « Crève, crève ! cela t’apprendra une autre fois à te jouer à la Faculté. »
Béralde
Tu es bien en colère contre lui.
Vous voilà bien en colère contre lui.
Argan
Oui, c'est un imbécile, et si les médecins sont sages, ils feront ce que je dis.
Oui, c’est un malavisé, et si les médecins sont sages, ils feront ce que je dis.
Béralde
Molière est plus sage que tes médecins, car il ne leur demandera pas d'aide.
Il sera encore plus sage que vos médecins, car il ne leur demandera point de secours.
Argan
Tant pis pour lui s'il refuse les remèdes.
Tant pis pour lui s’il n’a point recours aux remèdes.
Béralde
Il a ses raisons de ne pas en vouloir. Il pense que les remèdes ne sont bons que pour ceux qui sont assez forts pour supporter à la fois la maladie et les remèdes. Lui, il dit n'avoir que la force de supporter sa maladie.
Il a ses raisons pour n’en point vouloir, et il soutient que cela n’est permis qu’aux gens vigoureux et robustes, et qui ont des forces de reste pour porter les remèdes avec la maladie; mais que, pour lui, il n’a justement de la force que pour porter son mal.
Argan
Quelles idioties ! Frère, arrêtons de parler de lui, ça m'irrite et ça pourrait me rendre malade.
Les sottes raisons que voilà ! Tenez, mon frère, ne parlons point de cet homme-là davantage, car cela m’échauffe la bile, et vous me donneriez mon mal.
Béralde
D'accord, changeons de sujet. Concernant ta fille qui ne veut pas se marier, tu ne devrais pas la forcer à entrer au couvent. Pour choisir un gendre, ne te laisse pas emporter par tes passions. Il faut tenir compte des sentiments de ta fille, car c'est pour la vie et le bonheur de son mariage en dépend.
Je le veux bien, mon frère; et, pour changer de discours, je vous dirai que, sur une petite répugnance que vous témoigne votre fille, vous ne devez point prendre les résolutions violentes de la mettre dans un couvent; que, pour le choix d’un gendre, il ne vous faut pas suivre aveuglément la passion qui vous emporte, et qu’on doit, sur cette matière, s’accommoder un peu à l’inclination d’une fille, puisque c’est pour toute la vie, et que de là dépend tout le bonheur d’un mariage.
Molière
Écrit par Molière Suivre