Acte 3, Scène 14

Angélique pleure la mort feinte de son père Argan, mais celui-ci se révèle vivant pour tester sa fidélité. Argan accepte le mariage d'Angélique avec Cléante à condition qu'il devienne médecin, ce que Cléante accepte. Béralde propose alors une farce où Argan serait fait médecin par une fausse cérémonie. La scène est une comédie de quiproquos et de tromperies. Argan simule sa mort pour tester l'amour de sa fille. L'acceptation de Cléante à devenir médecin est une ironie, car il est prêt à tout pour Angélique. Béralde manipule la situation en proposant une fausse cérémonie de médecine, jouant sur les désirs d'Argan et les aspirations des jeunes amoureux.

Cléante

Cléante
Amoureux d'Angélique

Angélique

Angélique
Fille aînée d'Argan, soeur de Louison; amoureuse de Cléante.

Argan

Argan
Père d'Angélique et Louison; mari de Béline; Malade imaginaire

Béralde

Béralde
Frère d'Argan

Toinette

Toinette
Servante de Béline

Version Moderne

Version Originale

Cléante
Qu'est-ce qui t'arrive, Angélique ? Pourquoi pleures-tu ?
Qu’avez-vous donc, belle Angélique ? et quel malheur pleurez-vous ?
Angélique
Hélas, je pleure la perte de ce qui m'était le plus cher, mon père.
Hélas ! je pleure tout ce que dans la vie je pouvois perdre de plus cher et de plus précieux; je pleure la mort de mon père.
Cléante
Oh non ! Quelle tragédie ! Je venais justement te demander en mariage.
Ô Ciel ! quel accident ! quel coup inopiné ! Hélas ! après la demande que j’avois conjuré votre oncle de lui faire pour moi, je venois me présenter à lui, et tâcher par mes respects et par mes prières de disposer son cœur à vous accorder à mes vœux.
Angélique
Cléante, oublions le mariage. Avec la mort de mon père, je renonce au monde.
Ah ! Cléante, ne parlons plus de rien. Laissons là toutes les pensées du mariage. Après la perte de mon père, je ne veux plus être du monde, et j’y renonce pour jamais. Oui, mon père, si j’ai résisté tantôt à vos volontés, je veux suivre du moins une de vos intentions, et réparer par là le chagrin que je m’accuse de vous avoir donné. Souffrez, mon père, que je vous en donne ici ma parole, et que je vous embrasse pour vous témoigner mon ressentiment.
Argan
Ah, ma fille !
(se lève) Ah, ma fille !
Angélique
Ah !
(épouvantée) Ahy !
Argan
N'aie pas peur, je suis vivant. Tu es ma vraie fille, et je suis heureux de voir ta bonté.
Viens. N’aye point de peur, je ne suis pas mort. Va, tu es mon vrai sang, ma véritable fille; et je suis ravi d’avoir vu ton bon naturel.
Angélique
Quelle heureuse surprise ! Puisque tu es en vie, laisse-moi te demander de ne pas m'obliger à épouser quelqu'un d'autre si ce n'est pas Cléante.
Ah ! quelle surprise agréable, mon père ! Puisque par un bonheur extrême le Ciel vous redonne à mes vœux, souffrez qu’ici je me jette à vos pieds pour vous supplier d’une chose. Si vous n’êtes pas favorable au penchant de mon cœur, si vous me refusez Cléante pour époux, je vous conjure au moins de ne me point forcer d’en épouser un autre. C’est toute la grâce que je vous demande.
Cléante
Monsieur, écoutez nos prières et ne vous opposez pas à notre amour.
(se jette à genoux.) Eh ! Monsieur, laissez-vous toucher à ses prières et aux miennes, et ne vous montrez point contraire aux mutuels empressements d’une si belle inclination.
Béralde
Mon frère, comment pouvez-vous résister ?
Mon frère, pouvez-vous tenir là contre ?
Toinette
Monsieur, comment ignorer un tel amour ?
Monsieur, serez-vous insensible à tant d’amour ?
Argan
Qu'il devienne médecin et je donne ma bénédiction au mariage. Devenez médecin, et ma fille sera à vous.
Qu’il se fasse médecin, je consens au mariage. Oui, faites-vous médecin, je vous donne ma fille.
Cléante
Avec plaisir, Monsieur; si c'est la seule condition pour devenir votre gendre, je deviendrai médecin, voire apothicaire si nécessaire. Je suis prêt à tout pour gagner le cœur d'Angélique.
Très-volontiers, Monsieur; s’il ne tient qu’à cela pour être votre gendre, je me ferai médecin, apothicaire même, si vous voulez. Ce n’est pas une affaire que cela, et je ferois bien d’autres choses pour obtenir la belle Angélique.
Béralde
Frère, pourquoi ne pas devenir médecin toi-même ? Ce serait encore plus pratique.
Mais, mon frère, il me vient une pensée; faites-vous médecin vous-même. La commodité sera encore plus grande, d’avoir en vous tout ce qu’il vous faut.
Toinette
C'est vrai. C'est le meilleur moyen de guérir vite. Aucune maladie n'oserait s'attaquer à un médecin.
Cela est vrai. Voilà le vrai moyen de vous guérir bientôt; et il n’y a point de maladie si osée, que de se jouer à la personne d’un médecin.
Argan
Je crois, mon frère, que tu te moques de moi. Ne suis-je pas trop agé pour etudier ?
Je pense, mon frère, que vous vous moquez de moi; est-ce que je suis en âge d’étudier ?
Béralde
Pas besoin d'étudier ! Tu es déjà assez savant. Beaucoup de médecins ne sont pas plus compétents que toi.
Bon, étudier ! Vous êtes assez savant; et il y en a beaucoup parmi eux qui ne sont pas plus habiles que vous.
Argan
Mais il faut connaître le latin, les maladies et les traitements appropriés.
Mais il faut savoir bien parler latin, connoître les maladies, et les remèdes qu’il y faut faire.
Béralde
En recevant l'habit et le bonnet de médecin, tu apprendras tout cela et tu seras même plus compétent que nécessaire.
En recevant la robe et le bonnet de médecin, vous apprendrez tout cela, et vous serez après plus habile que vous ne voudrez.
Argan
Vraiment ? On peut parler des maladies avec cet habit ?
Quoi ? l’on sait discourir sur les maladies quand on a cet habit-là ?
Béralde
Oui. Avec une toge et un bonnet, n'importe quel charabia devient érudit et toute bêtise devient sensée.
Oui. L’on n’a qu’à parler avec une robe et un bonnet, tout galimatias devient savant, et toute sottise devient raison.
Toinette
Voyez, Monsieur, rien que votre barbe en impose déjà, et la barbe fait la moitié d'un médecin.
Tenez, Monsieur, quand il n’y auroit que votre barbe, c’est déjà beaucoup, et la barbe fait plus de la moitié d’un médecin.
Cléante
En tout cas, je suis prêt à tout.
En tout cas, je suis prêt à tout.
Béralde
Vous voulez que ça se fasse maintenant ?
Voulez-vous que l’affaire se fasse tout à l’heure ?
Argan
Comment maintenant ?
Comment tout à l’heure ?
Béralde
Oui, et chez toi.
Oui, et dans votre maison.
Argan
Dans ma maison ?
Dans ma maison ?
Béralde
Exactement. Je connais un groupe d'amis qui va venir organiser une petite cérémonie dans ton salon. Ça ne te coûtera rien.
Oui. Je connois une Faculté de mes amies, qui viendra tout à l’heure en faire la cérémonie dans votre salle. Cela ne vous coûtera rien.
Argan
Mais moi, que dois-je dire ou faire ?
Mais moi, que dire, que répondre ?
Béralde
On t'expliquera rapidement et on te donnera un texte à dire. Va te changer pour être présentable, je vais les inviter.
On vous instruira en deux mots, et l’on vous donnera par écrit ce que vous devez dire. Allez-vous-en vous mettre en habit décent, je vais les envoyer querir.
Argan
D'accord, allons voir ça.
Allons, voyons cela.
Cléante
De quoi tu parles ? Qu'est-ce que c'est que ce groupe d'amis... ?
Que voulez-vous dire, et qu’entendez-vous avec cette Faculté de vos amies... ?
Toinette
Quel est votre plan ?
Quel est donc votre dessein ?
Béralde
On va se divertir ce soir. Les acteurs ont préparé une petite pièce sur l'intronisation d'un médecin, avec des danses et de la musique ; je veux qu'on en profite tous ensemble et que mon frère joue le rôle principal.
De nous divertir un peu ce soir. Les comédiens ont fait un petit intermède de la réception d’un médecin, avec des danses et de la musique; je veux que nous en prenions ensemble le divertissement, et que mon frère y fasse le premier personnage.
Angélique
Mais mon oncle, il me semble que tu te moques un peu beaucoup de mon père.
Mais mon oncle, il me semble que vous vous jouez un peu beaucoup de mon père.
Béralde
Non, ma nièce, je m'adapte plutôt à ses lubies. C'est juste pour nous amuser. On peut tous jouer un rôle et se faire rire. C'est le carnaval, après tout. Allons vite tout préparer.
Mais, ma nièce, ce n’est pas tant le jouer, que s’accommoder à ses fantaisies. Tout ceci n’est qu’entre nous. Nous y pouvons aussi prendre chacun un personnage, et nous donner ainsi la comédie les uns aux autres. Le carnaval autorise cela. Allons vite préparer toutes choses.
Cléante
Tu es d'accord ?
(à Angélique) Y consentez-vous ?
Angélique
Oui, si mon oncle nous guide.
Oui, puisque mon oncle nous conduit.
Molière
Écrit par Molière Suivre