Acte 2, Scène 6

Thomas Diafoirus échoue pitoyablement à courtiser Angélique à cause de sa maladresse. Angélique résiste au mariage arrangé par son père Argan, valorisant l'amour et le consentement. La scène est un conflit entre les désirs individuels et les attentes sociales/familiales. Thomas représente l'obéissance aux conventions, tandis qu'Angélique incarne la quête de l'autonomie affective. Argan symbolise l'autorité patriarcale, et la scène illustre les tensions entre tradition et modernité. Ce que veulent les personnages: - Argan veut marier Angélique à Thomas pour « avoir un médecin dans la famille ». - mais Angélique veut choisir un mari selon son cœur et non par contrainte. - Obéissant à son père et aux conventions Thomas Diafoirus veut épouser Angélique. - Enfin, Béline veut se débarrasser d'Angélique. Le comique vient de l'inaptitude sociale de Thomas, qui récite maladroitement un compliment appris par cœur. Le décalage entre les idéaux romantiques d'Angélique et l'approche pragmatique de son père crée une situation absurde. De plus, l'obstination de Thomas à suivre des règles dépassées et sa logique scolastique appliquée à l'amour sont ridicules.

Argan

Argan
Père d'Angélique et Louison; mari de Béline; Malade imaginaire

Thomas Diafoirus

Thomas Diafoirus
Médecin, fils de Monsieur Diafoirus, Argan veut qu'il épouse Angélique.

Béline

Béline
Seconde femme d'Argan et belle mère d'Angélique et de Louison

Monsieur Diafoirus

Monsieur Diafoirus
Médecin, père de Thomas Diafoirus

Toinette

Toinette
Servante de Béline

Angélique

Angélique
Fille aînée d'Argan, soeur de Louison; amoureuse de Cléante.

Version Moderne

Version Originale

Argan
Chérie, voici le fils de Monsieur Diafoirus.
Mamour, voilà le fils de Monsieur Diafoirus.
Thomas Diafoirus
Madame, le ciel vous a justement donné le titre de belle-mère, car votre visage...
(commence un compliment qu’il avoit étudié, et la mémoire lui manquant, il ne peut le continuer.) Madame, c’est avec justice que le Ciel vous a concédé le nom de belle-mère, puisque l’on voit sur votre visage...
Béline
Monsieur, je suis enchantée d'être ici spécialement pour vous rencontrer.
Monsieur, je suis ravie d’être venue ici à propos pour avoir l’honneur de vous voir.
Thomas Diafoirus
Puisqu'on le voit sur votre visage... puisqu'on le voit sur votre visage... Madame, vous m'avez interrompu en plein milieu de ma phrase, et cela a troublé ma mémoire.
Puisque l’on voit sur votre visage... puisque l’on voit sur votre visage... Madame, vous m’avez interrompu dans le milieu de ma période, et cela m’a troublé la mémoire.
Monsieur Diafoirus
Thomas, garde cela pour une autre fois.
Thomas, réservez cela pour une autre fois.
Argan
J'aurais aimé que tu sois là tout à l'heure ;
Je voudrois, mamie, que vous eussiez été ici tantôt;
Toinette
Ah ! Madame, vous avez raté quelque chose en ne venant pas voir le second père, la statue de Memnon et la fleur appelée héliotrope.
Ah ! Madame, vous avez bien perdu de n’avoir point été au second père, à la statue de Memnon, et à la fleur nommée héliotrope.
Argan
Allons, ma fille, serre la main de Monsieur et promets-lui fidélité, comme à ton futur mari.
Allons, ma fille, touchez dans la main de Monsieur, et lui donnez votre foi, comme à votre mari.
Angélique
Papa.
Mon père.
Argan
Alors, quoi ? "Papa" ?
Hé bien ! « Mon père » ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
Angélique
S'il te plaît, ne précipite pas les choses. Laisse-nous le temps de nous connaître et de développer les sentiments nécessaires à un mariage heureux.
De grâce, ne précipitez pas les choses. Donnez-nous au moins le temps de nous connoître, et de voir naître en nous l’un pour l’autre cette inclination si nécessaire à composer une union parfaite.
Thomas Diafoirus
Pour ma part, Mademoiselle, ces sentiments sont déjà présents, et je n'ai pas besoin d'attendre.
Quant à moi, Mademoiselle, elle est déjà toute née en moi, et je n’ai pas besoin d’attendre davantage.
Angélique
Si vous êtes si pressé, Monsieur, ce n'est pas mon cas, et je dois avouer que vos qualités n'ont pas encore fait grande impression sur moi.
Si vous êtes si prompt, Monsieur, il n’en est pas de même de moi, et je vous avoue que votre mérite n’a pas encore fait assez d’impression dans mon âme.
Argan
Très bien, très bien ! Vous aurez tout le temps de vous apprécier une fois mariés.
Ho bien, bien ! cela aura tout le loisir de se faire, quand vous serez mariés ensemble.
Angélique
Mais papa, je t'en prie, laisse-moi du temps. On ne doit pas forcer quelqu'un à se marier. Si Monsieur est un homme bien, il ne devrait pas vouloir épouser quelqu'un contre son gré.
Eh ! mon père, donnez-moi du temps, je vous prie. Le mariage est une chaîne où l’on ne doit jamais soumettre un cœur par force; et si Monsieur est honnête homme, il ne doit point vouloir accepter une personne qui seroit à lui par contrainte.
Thomas Diafoirus
Je ne suis pas d'accord, Mademoiselle. Je peux être un homme bien et accepter de vous épouser sur la décision de votre père.
Nego consequentiam, Mademoiselle, et je puis être honnête homme et vouloir bien vous accepter des mains de Monsieur votre père.
Angélique
Forcer quelqu'un à vous aimer n'est pas une bonne méthode.
C’est un méchant moyen de se faire aimer de quelqu’un que de lui faire violence.
Thomas Diafoirus
Les anciens avaient l'habitude d'enlever les filles de chez leur père pour les marier de force, pour ne pas qu'elles semblent consentir à l'union.
Nous lisons des anciens, Mademoiselle, que leur coutume étoit d’enlever par force de la maison des pères les filles qu’on menoit marier, afin qu’il ne semblât pas que ce fût de leur consentement qu’elles convoloient dans les bras d’un homme.
Angélique
Les anciens sont les anciens, et nous vivons aujourd'hui. On n'a pas besoin de telles pratiques de nos jours ; quand un mariage nous convient, nous y allons de notre plein gré, sans être forcés. Soyez patient ; si vous m'aimez, vous devriez respecter mes désirs.
Les anciens, Monsieur, sont les anciens, et nous sommes les gens de maintenant. Les grimaces ne sont point nécessaires dans notre siècle; et quand un mariage nous plaît, nous savons fort bien y aller, sans qu’on nous y traîne. Donnez-vous patience; si vous m’aimez, Monsieur, vous devez vouloir tout ce que je veux.
Thomas Diafoirus
Je suis d'accord avec vous, Mademoiselle, sauf quand il s'agit de mon amour pour vous.
Oui, Mademoiselle, jusqu’aux intérêts de mon amour exclusivement.
Angélique
La vraie preuve d'amour, c'est d'accepter les désirs de l'autre.
Mais la grande marque d’amour, c’est d’être soumis aux volontés de celle qu’on aime.
Thomas Diafoirus
Je fais une distinction, Mademoiselle; en ce qui ne concerne pas sa possession, j'accepte; mais en ce qui la concerne, je refuse.
Distinguo, Mademoiselle; dans ce qui ne regarde point sa possession, concedo; mais dans ce qui la regarde, nego.
Toinette
Inutile de débattre ; Monsieur sort tout juste de l'école et il aura toujours le dernier mot. Pourquoi résister à l'honneur d'être liée à la Faculté ?
Vous avez beau raisonner; Monsieur est frais émoulu du collège, et il vous donnera toujours votre reste. Pourquoi tant résister, et refuser la gloire d’être attachée au corps de la Faculté ?
Béline
Peut-être qu'elle a déjà quelqu'un en tête.
Elle a peut-être quelque inclination en tête.
Angélique
Si c'était le cas, Madame, ce serait quelqu'un d'acceptable et d'honnête.
Si j’en avois, Madame, elle seroit telle que la raison et l’honnêteté pourroient me le permettre.
Argan
Ah, quel drôle de rôle je joue ici.
Ouais ! je joue ici un plaisant personnage.
Béline
Si j'étais à votre place, mon fils, je ne forcerais pas à se marier, et je sais ce que je ferais.
Si j’étois que de vous, mon fils, je ne forcerois point à se marier, et je sais bien ce que je ferois.
Angélique
Je comprends ce que vous insinuez, Madame, et votre "bienveillance" envers moi ; mais vos conseils ne seront peut-être pas suivis.
Je sais, Madame, ce que vous voulez dire, et les bontés que vous avez pour moi; mais peut-être que vos conseils ne seront pas assez heureux pour être exécutés.
Béline
Les filles sages et honnêtes d'aujourd'hui se moquent de l'obéissance et de la soumission aux volontés paternelles. C'était l'ancien temps.
C’est que les filles bien sages et bien honnêtes, comme vous, se moquent d’être obéissantes, et soumises aux volontés de leurs pères. Cela étoit bon autrefois.
Angélique
Il y a des limites au devoir d'une fille, Madame, et ni la raison ni les lois ne l'obligent à tout accepter.
Le devoir d’une fille a des bornes, Madame, et la raison et les lois ne l’étendent point à toutes sortes de choses.
Béline
Autrement dit, vous ne pensez qu'au mariage; mais vous voulez choisir un mari selon vos désirs.
C’est-à-dire que vos pensées ne sont que pour le mariage; mais vous voulez choisir un époux à votre fantaisie.
Angélique
Si mon père ne peut m'offrir un mari qui me convienne, je lui demanderai au moins de ne pas me contraindre à en épouser un que je ne pourrais pas aimer.
Si mon père ne veut pas me donner un mari qui me plaise, je le conjurerai au moins de ne me point forcer à en épouser un que je ne puisse pas aimer.
Argan
Messieurs, je vous demande pardon pour tout cela.
Messieurs, je vous demande pardon de tout ceci.
Angélique
Chacun a ses raisons de se marier. Personnellement, je cherche un mari à aimer sincèrement, quelqu'un qui sera le centre de ma vie. Certaines se marient pour échapper à l'autorité parentale et faire ce qu'elles veulent. D'autres voient le mariage comme une affaire d'intérêt, épousant pour l'argent et les biens, passant d'un mari à l'autre sans scrupules. Elles ne sont pas difficiles sur le choix du conjoint.
Chacun a son but en se mariant. Pour moi, qui ne veux un mari que pour l’aimer véritablement, et qui prétends en faire tout l’attachement de ma vie, je vous avoue que j’y cherche quelque précaution. Il y en a d’aucunes qui prennent des maris seulement pour se tirer de la contrainte de leurs parents, et se mettre en état de faire tout ce qu’elles voudront. Il y en a d’autres, Madame, qui font du mariage un commerce de pur intérêt, qui ne se marient que pour gagner des douaires, que pour s’enrichir par la mort de ceux qu’elles épousent, et courent sans scrupule de mari en mari, pour s’approprier leurs dépouilles. Ces personnes-là, à la vérité, n’y cherchent pas tant de façons, et regardent peu la personne.
Béline
Aujourd'hui, je te trouve bien raisonnable et j'aimerais bien savoir ce que tu veux dire par là.
Je vous trouve aujourd’hui bien raisonnante, et je voudrois bien savoir ce que vous voulez dire par là.
Angélique
Moi, Madame, je veux dire exactement ce que je dis.
Moi, Madame, que voudrois-je dire que ce que je dis ?
Béline
Tu es si stupide, ma chérie, qu'on ne peut plus te supporter.
Vous êtes si sotte, mamie, qu’on ne sauroit plus vous souffrir.
Angélique
Vous aimeriez me pousser à l'impertinence, Madame, mais je vous préviens que vous n'aurez pas ce plaisir.
Vous voudriez bien, Madame, m’obliger à vous répondre quelque impertinence; mais je vous avertis que vous n’aurez pas cet avantage.
Béline
Ton insolence est sans égale.
Il n’est rien d’égal à votre insolence.
Angélique
Non, Madame, vous pouvez dire ce que vous voulez.
Non, Madame, vous avez beau dire.
Béline
Tu as un orgueil ridicule et une arrogance insupportable.
Et vous avez un ridicule orgueil, une impertinente présomption qui fait hausser les épaules à tout le monde.
Angélique
Vos paroles ne changeront rien. Je resterai raisonnable malgré vous et pour vous priver de toute victoire, je vais m'éloigner.
Tout cela, Madame, ne servira de rien. Je serai sage en dépit de vous; et pour vous ôter l’espérance de pouvoir réussir dans ce que vous voulez, je vais m’ôter de votre vue.
Argan
Écoute, il n'y a pas d'autre choix; choisis de te marier dans quatre jours, soit avec Monsieur, soit avec un couvent. Ne t'inquiète pas, je la mettrai à sa place.
Écoute, il n’y a point de milieu à cela; choisis d’épouser dans quatre jours, ou Monsieur, ou un convent. Ne vous mettez pas en peine, je la rangerai bien.
Béline
Désolée de te laisser, mon fils, mais je dois régler une affaire en ville. Je reviens vite.
Je suis fâchée de vous quitter, mon fils, mais j’ai une affaire en ville, dont je ne puis me dispenser. Je reviendrai bientôt.
Argan
Vas-y, chérie, et n'oublie pas de passer chez le notaire pour ce qu'on a discuté.
Allez, mamour, et passez chez votre notaire, afin qu’il expédie ce que vous savez.
Béline
Au revoir, mon chéri.
Adieu, mon petit ami.
Argan
Adieu, mamie. Cette femme m'aime... c'est incroyable.
Adieu, mamie. Voilà une femme qui m’aime... cela n’est pas croyable.
Monsieur Diafoirus
Nous allons, Monsieur, prendre congé de vous.
Nous allons, Monsieur, prendre congé de vous.
Argan
Pourriez-vous me donner votre avis sur mon état de santé ?
Je vous prie, Monsieur, de me dire un peu comment je suis.
Monsieur Diafoirus
Thomas, vérifie le pouls de Monsieur pour voir si tu peux bien l'évaluer. Qu'en dis-tu ?
(lui tâte le pouls.) Allons, Thomas, prenez l’autre bras de Monsieur, pour voir si vous saurez porter un bon jugement de son pouls. Quid dicis ?
Thomas Diafoirus
Je dirais que le pouls de Monsieur indique qu'il n'est pas en bonne santé.
Dico que le pouls de Monsieur est le pouls d’un homme qui ne se porte point bien.
Monsieur Diafoirus
Très bien.
Bon.
Thomas Diafoirus
Il est un peu dur, pour ne pas dire très dur.
Qu’il est duriuscule, pour ne pas dire dur.
Monsieur Diafoirus
Très bien.
Fort bien.
Thomas Diafoirus
Repoussant.
Repoussant.
Monsieur Diafoirus
Très bien.
Bene.
Thomas Diafoirus
Et même un peu capricieux.
Et même un peu caprisant.
Monsieur Diafoirus
Excellent.
Optime.
Thomas Diafoirus
Cela suggère un trouble de la rate.
Ce qui marque une intempérie dans le parenchyme splénique, c’est-à-dire la rate.
Monsieur Diafoirus
Très bien.
Fort bien.
Argan
Non; Monsieur Purgon dit que c’est mon foie qui est malade.
Non; Monsieur Purgon dit que c’est mon foie qui est malade.
Monsieur Diafoirus
Ah, mais que ce soit la rate ou le foie, ils sont étroitement liés par le canal du pylore et souvent par les voies biliaires. Il doit sûrement vous conseiller de manger beaucoup de rôti ?
Eh ! oui; qui dit parenchyme, dit l’un et l’autre, à cause de l’étroite sympathie qu’ils ont ensemble, par le moyen du vas breve du pylore, et souvent des méats cholidoques. Il vous ordonne sans doute de manger force rôti ?
Argan
Non, seulement des plats bouillis.
Non, rien que du bouilli.
Monsieur Diafoirus
Eh bien oui, rôti, bouilli, c'est pareil. Il vous recommande très prudemment, et vous ne pouvez pas être entre de meilleures mains.
Eh ! oui; rôti, bouilli, même chose. Il vous ordonne fort prudemment, et vous ne pouvez être en de meilleures mains.
Argan
Monsieur, combien de grains de sel faut-il mettre dans un œuf ?
Monsieur, combien est-ce qu’il faut mettre de grains de sel dans un œuf ?
Monsieur Diafoirus
Six, huit, dix, en nombres pairs ; comme dans les médicaments, en nombres impairs.
Six, huit, dix, par les nombres pairs; comme dans les médicaments, par les nombres impairs.
Argan
Au revoir, Monsieur.
Jusqu’au revoir, Monsieur.
Molière
Écrit par Molière Suivre